Avant Propos
Organisation de la 1ère Division Française Libre pour accomplir sa mission dans
l’attaque du 2ème Corps d’Armée de la 1ère Armée Française sur le Territoire deBelfort, du 19 au 31 novembre 1944 et sa percée victorieuse en Alsace –
Position Des Cavaliers du 11ème régiment de Cuirassiers dans cette attaque décisive.
Le 14 novembre 1944, de Montbéliard à Belfort, le 1er Corps d’Armée du Général Béthouard attaque – La 1ère D.F.L. doit bientôt entrer en action à son tour avec le 2ème Corps d’Armée du Général de Monsabert.
Enfin l’ordre général n°39 du 18 novembre arrive à la 1ère D.M.I., dénomination nouvelle décidée par le Général de Lattre de Tassigny pour désigner la 1ère D.F.L.. L’attaque doit commencer à 7 heures le dimanche 19 novembre 1944.
En ce samedi 18 novembre, la position des escadrons de reconnaissance du 1er régiment de Fusiliers Marins avec lesquels nous allons participer à l’attaque, est la suivante :
– Le 1er escadron stationne à Recologne banlieue de Ronchamp – Escadron Barberot;
– Le 2ème est à Rupt-sur-Moselle avec le groupement de Morsier;
– Le 3ème se trouve à Malbouhans;
– Et le 4ème attend à Mélisey, où le P.C. du régiment a pris ses quartiers.
Pour cette offensive, la 1ère Division Française Libre (1ère D.F.L.) a été divisée en trois groupements tactiques (Regimental Combat Team).
Le groupement tactique n°3 (GT3) du Colonel de Raynal a pour mission d’attaquer suivant l’axe Ronchamp, Champagney, Plancher-Bas, Giromagny, Rougement le château, pour entrer en Alsace par Masevaux et Bourbach-le-Haut.
Pour seconder le GT3 du Colonel Raynal, ce dernier disposera des blindés du Lieutenant-Colonel Simon, comprenant un régiment de reconnaissance (le 1er régiment de Fusiliers Marins), un régiment de chasseurs de chars – “Tank-Destroyer” du 8ème régiment de chasseurs d’Afrique (8ème R.C.A.) – et d’un escadron de “Shermans” du 6ème Chasseurs d’Afrique. L’état major divisionnaire a décidé d’articuler ses blindés en trois groupements, ainsi répartis :
– Le Groupement tactique de Morsier;
– Le Groupement tactique de Castine;
– Le Groupement tactique de Raynal.
De ces trois groupements, seul celui du Colonel de Raynal nous intéresse, car c’est dans ce dernier que le 2ème escadron du 11ème régiment de Cuirassiers va être engagé comme soutien-porté sur les blindés du 1er régiment de Fusiliers Marins (1er RFM) et du 8ème régiment de chasseurs d’Afrique (8ème R.C.A.).
J’ai réfléchi comment les blindés du 1er RFM ont pu être numérotés, car ils avaient tous un numéro peint sur le côté gauche de la tourelle. Il faut se rappeler que dans chaque escadron de combat du 1er RFM, il y a trois pelotons de reconnaissance. Ces pelotons sont dotés chacun de cinq chars “Light”. Ne peut-on imaginer qu’ils ont été numérotés comme suit :
– Le premier char du 1er Peloton du 1er escadron porterait le n° 111;
– Le cinquième char du 2ème peloton du 1er escadron porterait le n°125;
– Le deuxième char du 3ème peloton du 1er escadron porterait le n°132.
Est-ce vraiment ainsi qu’ont été déterminés la numérotation des chars? Je n’en suis pas certain, mais ce serait logique! Il est à noter qu’aucun récit officiel ou inédit ne fait mention des numéros des chars dans l’action, à l’exception du brigadier Georges Torchin dit “OFI” qui dans son carnet de route, par cette méthode, a trouvé un bon moyen d’identification des blindés, des équipages et de leurs soutiens-portés.
Dans la quatrième Brigade se trouvaient entre autres, les Bataillons de Marche BM21 et BM24. Initialement, ceux-ci avaient été constitués d’engagés indigènes de l’empire. Ces derniers, vers la mi-octobre 1944, ne supportant pas le froid, ont été retirés progressivement du front pour être remplacés par du personnel de France métropolitaine. A cette époque, cette opération a été dénommée de “Blanchiment des Bataillons de Marche”.
Pour “blanchir” ces régiments, le haut commandement français a fait appel aux Anciens-Jeunes maquisards, soldats de l’ombre, indisciplinés, mais décidés à poursuivre la lutte jusqu’au rejet complet de l’ennemi hors de France. C’est ainsi que, dans les Résistants-Combattants du Vercors, le 11ème régiment de Cuirassiers, avec ses huit escadrons, a eu l’honneur de servir dans la glorieuse unité de la 1ère DFL. Mais ces huit escadrons vont être dispersés dans les différentes unités de la division.
Donc, au sortir des combats du Vercors, le 11ème régiment de Cuirassiers, sous les ordres du Commandant Geyer la Thivollet, comprenait huit escadrons. Cet effectif était non conforme à celui des régiments de cavalerie de l’armée régulière française qui n’étaient constitués que de trois escadrons de combat et d’un E.H.R.
Dans cette réserve, ce vivier de huit escadrons, le Général Diego Brosset en pris quatre pour constituer le nouveau 11ème régiment de Cuirassiers. Il devait être utilisé comme soutien-porté sur les chars de la Division. Les quatre autres seront mutés d’office dans des unités de fantassins des Bataillons de Marche BM21 et BM24. Cette méthode n’a pas été appréciée par plusieurs Cuirassiers qui étaient vraiment des cavaliers. D’autre part, le “Sénégalais” qui servait d’ordonnance à Geyer la Thivollet lui non plus, ne voulait pas se séparer de son patron. C’est ainsi que “Thivollet” obtenait du Général Brosset la permission de conserver avec lui son ordonnance. Il n’en a pas été de même des escadrons concernaient. Si l’un d’eux, le C11 qui, dans le Vercors était basé au Col du Rousset, commandé par le Capitaine Cathala, a rallié à la quasi-totalité le BM24, il n’en fut pas de même pour les trois derniers escadrons. Certains Cuirassiers mécontents de devenir des fantassins, et ayant toujours le statut de maquisard, sont rentrés purement et simplement dans leur foyer, n’ayant pas encore signé d’engagement pour la durée de la guerre.
Le BM24 fut anéanti à Obenheim au sud de Strasbourg pour la défense de la capitale Strasbourgeoise. Les combats meurtriers se sont déroulés du 1er au 13 Janvier 1945. Nombreux furent les Anciens Cuirassiers, combattants du Vercors qui disparurent dans cette dernière tourmente.
C’est ainsi que, pour cette offensive, que ce soit dans les sous-groupements de blindés ou dans les Bataillons de Marche, les Hommes du 11ème régiment de Cuirassiers-Vercors, ont bien tenu leur place.
Chapitre premier
Combats du 2ème peloton du 2ème escadron du 11ème régiment de Cuirassiers
pour la libération de l’Est de la France et plus particulièrement dans la trouée de Belfort
suivant l’axe Ronchamp – Champagney – Plancher Bas – Giromagny – Rougemont le Château –
Masevaux et Bourbach le Bas.
Journée du dimanche 19 novembre 1944
Il y a tout juste quatre mois, je me trouvais dans le Dauphiné dans ce hameau de trois à quatre foyers d’agriculteurs “Le Macheny”. Ce dernier fait parti de la commune de Saint Sébastien. Il est situé sous les “Cornes du Chatel”, autrement appelé par les protestant Mensois, “le Bonnet de Calvin”. C’est l’extrémité d’une montagne qui domine le village de Mens sur le plateau du Triève. Au loin, on aperçoit la chaîne Est du Vercors.
Assis sur le siège tremblant et surélevé de la herse, je retiens les deux juments impatientes et nerveuses qui balayent de leur queue leur large croupe que les taons, sans répit, ne cessent d’attaquer. Le regard tourné vers la barrière rocheuse du Vercors, je contemple la ronde incessante des avions qui survolent et bombardent les villages de Vassieux et de La Chapelle-en-Vercors. Le bruit des explosions me parvient assourdi par la distance, mais je les entends très nettement. Une excitation grandissante m’envahis. Nous sommes dans la troisième semaine de juillet. Il y a déjà neuf mois que j’ai fuit Grenoble pour venir me réfugier chez les Baud. Cette décision avait été prise par ma mère à la suite de mon arrestation par les Allemands. J’avais été libéré après une nuit éprouvante, mouvementée et fort désagréable dans les locaux de la maison des Etudiants réquisitionnée par les troupes d’occupation allemandes.
Je ne me doutais pas, en regardant dans cette direction, que ces bombes étaient destinées à mes futurs compagnons de combat et que les Nazis étaient en train d’exercer des atrocités effroyables et inhumaines sur la population civile et les combattants maquisards.
Aujourd’hui, je suis avec les rescapés de ces combats. J’ai rejoint le 11ème régiment de Cuirassiers à Lyon, place Bellecour. Je suis affecté au 2ème peloton de l’escadron “Jury”. C’est dans ce peloton que mon futur beau-frère Jean Kirchner, lui-même, s’est engagé quelques jours précédents. Nous étions le 12 septembre 1944 et j’avais dix-sept ans.
Nous sommes le dimanche 19 novembre 1944, il y a déjà deux mois et demi que nous tenions les lignes dans les Vosges comme fantassin. C’est donc ce jourd’hui que l’attaque décisive doit avoir lieu. Il est 6 heures du matin. Il fait encore nuit dans ce département de la Haute-Saône. Les chars de la brigade d’assaut dans laquelle nous avons été incorporés, se trouvent ranger en file indienne sur le côté droit de la RN19 à Recologne à l’Ouest de Ronchamp.
En théorie, il y a quatre membres d’équipage qui sont des Fusiliers Marins. Il s’agit de l’escadron de reconnaissance du L.V. Barberot du 1er RFM de la 1ère DFL. Outre ces quatre Hommes, chaque blindé porte une escouade de soutien-porté. Celle-ci doit assurer la protection rapprochée du char. Il se trouve que c’est le 2ème peloton du 2ème escadron du 11ème régiment de Cuirassiers qui a été affecté au peloton Faure des Fusiliers-Marins.
En attendant le signal de départ, les équipages discutent avec les Cuirassiers aux alentours immédiats de l’engin dont ils ont la responsabilité. Seuls les pilotes sont à leur poste; ils ont pour mission d’effectuer le préchauffage des moteurs.
Ce sont des chars légers américains de 18 tonnes appelés “light”. Coup sur coup les six “light” lancent leur moteur dans un vrombissement étourdissant; le préchauffage a débuté. Le bruit emplit la nuit jusque-là silencieuse. L’odeur d’essence et d’huile chaude envahie peu à peu l’atmosphère le long de la colonne.
Les Fusiliers-Marins ont accroché leur sac marin autour de la tourelle en prenant soin de ne pas gêner la rotation de celle-ci En effet, elle doit pouvoir tourner librement à la moindre sollicitation du canonnier. Ainsi harnachés, les chars ont une forme étrange et monstrueuse. Nous, les soutiens-portés, nos affaires ont été embarquées sur des camions GMC du train. Avant de partir au combat, le Capitaine Jury nous a fait savoir que nous les retrouverions à la fin de l’attaque.
Ce dimanche, la température avoisine le zéro degré. L’air est chargé d’une humidité glacée. Le temps est brumeux. Le jour a du mal à se lever. Sous l’imperméable vert américain que nous avons touché, nous avons superposé un caleçon long, un maillot de corps, une chemise et un pull-over kaki. Sur cet ensemble nous avons enfilé la tenue de sortie de l’armée d’Armistice et, pour couronner le tout, nous avons passé le treillis à larges poches de l’armée américaine. Autant dire que nous ressemblions à de vrais Bibendums. En plus de cet ensemble vestimentaire, nous transportions nos armes et munitions pour deux jours. Il fallait pourtant être souple et agile pour sauter en catastrophe de la plateforme arrière des chars sur lesquelles nous étions transportés…Seul le casque de fantassin français que nous portions pouvait nous faire reconnaître de nos compatriotes.
En fin de colonne, derrière nous, les chars “tank destroyer” de trente-deux tonnes du 8ème chasseurs d’Afrique (8ème RCA) ont eux aussi, mis leur moteur en route. Ils grondent bruyamment sur un octave plus bas. C’est vraiment impressionnant et je suppose que les “Fridolins”, devant nos lignes, ne sont certainement pas rassurés.
Six heures cinquante-cinq, l’ordre nous est donné de monter sur la plateforme arrière des chars. Nous nous accroupissons juste sur la grille de la ventilation des moteurs. Nous nous s’installons le plus commodément possible et nous essayons de nous réchauffer à l’air puisé par le ventilateur du moteur. Les Cuirassiers cherchent les meilleurs points d’appui pour s’agripper et éviter de rouler sous les chenilles. Quelques flocons de neige voltigent dans l’aube et viennent se coller et fondre sur le visage des soldats.
Notre groupe de cinq Cuirassiers se cramponne sur le “light” n°132. L’Aspirant Bertrand Morel Journel appelé “Ben Hur” par les cavaliers, s’est joint à nous.
Le peloton de Fusiliers-Marins est commandé par l’Aspirant Martial Faure. Il est sur le char de tête. Ce n’est pas un Fusilier-Marin et qui plus est, c’est un officier de l’armée d’Afrique; c’est dire qu’il est peu estimé des hommes du 1er RFM, avant même d’avoir fait ses preuves. Comme dit le second-maitre Marcel Guaffï dans son carnet de route, je cite :
“C’est un beau et grand gars qui aurait plu à de Lattre ou à la mère Catroux (Remenber la Palestine)”.
Notre groupe de “soutiens-portés” est sous les ordres du brigadier Georges Torchin appelé aussi depuis le maquis du Vercors “O.F.I” (Office Français d’Informations). Il a francisé son nom. C’est un juif appelé Torchinsky. Ce dernier est un jeune homme calme, volontaire et humain. Il est toujours à l’affût de nouvelles à diffuser, d’une propreté scrupuleuse et ne se permettant aucune grossièreté. Il commande en second les cavaliers Sève, Galland, Poinat et Koppel.
Sept heures, c’est l’heure “H”. Nous appareillons (dixit Guaffi). Notre char tangue sur ses patins, hésite, puis roule sur la chaussée de la RN19, suivi par les quatre chars du peloton Faure. Des lueurs ponctuent la pétarade des pots d’échappements. La mitrailleuse 13,2 est armée. La bande entoilée de cartouches est enclenchée dans l’arme. Elle sort de la boite métallique dans laquelle elle est rangée en “S”. Dans la pénombre nous apercevons et entrevoyons la masse sombre des habitations de Ronchamp qui bordent la nationale. Dans Ronchamp même, nous traversons la chaussée en direction de la gauche et empruntons une rue secondaire étroite et encaissée entre des immeubles. Nous passons sous la voûte du pont de chemin de fer Paris-Belfort-Mulhouse et atteignons assez rapidement un chemin de terre montant en pleine campagne en direction des collines qui surplombent la ville.
Sur le bas côté de la route qui monte légèrement tout de suite après le passage du pont de chemin de fer, se tiennent des véhicules à l’arrêt : Jeeps, scout-cars, ambulances etc….etc….Au passage, lorsque nous les dépassons, les ambulancières, debout à côté de leur voiture respective, moteur tournant, nous font de petits signes amicaux. La visibilité est assez avancée maintenant pour nous permettre de constater qu’à travers leur sourire, une certaine anxiété se lit sur leur visage. Que pensent elles ? Ce soir, combien de ces jeunes hommes seront tués ou blessés ?
A mi-hauteur de la route goudronnée, à quelques cent mètres, le “132” qui se trouve en tête, oblique sur sa droite pour attaquer un chemin de terre qui monte à forte pente afin de pénétrer dans le sous-bois. Il entraîne derrière lui les autres “light” du 1er peloton. La montée est raide les moteurs s’affolent durant un court instant, puis reprennent leur régime normal lorsque les chars arrivent sur le plateau boisé. Ce dernier est constitué de quelques grands arbres espacés entre lesquels s’est organisée une végétation de moindre importance. Le chemin que nous avons pris est, durant quelques dizaines de mètres, taillé dans la terre brune, puis laisse place à un sol couvert de mousse où seuls apparaissent des traces de charrettes.
Une patrouille du BM24 nous précède d’une cinquantaine de mètres. Deux de ces fantassins sautent sur une mine antipersonnel. Tous deux sont tués sur le coup et plusieurs autres sont blessés. Cris, râles, appels aux brancardiers fusent de toute part. Nous, sur le blindé ne pouvons rien faire que de continuer notre chemin. Il semble que ces explosions ont déclenché l’action des éléments retardateurs allemands qui sont à proximité, car des coups de feu sporadiques se font entendre. La réaction est très rapide. Les mitrailleuses lourdes antiaériennes balayent les arbres tandis que les fantassins, par réflexe naturel, se sont jetés à terre. Immédiatement, d’autres explosions éclatent; il y a de nouveau de nombreux blessés, suivis de cris et d’appels à brancardiers. Bien que naturel, nous apprendrons vite que ce genre de réflexe s’avère très dangereux pour deux raisons au moins : Premièrement de la cabine de placée à l’avant gauche du blindé, il est difficile de voir le sol; l’angle mort est très important. Le risque d’être écrasé par le blindé est très grand car il cache les abords immédiats des chenilles et deuxièmement, les bois sont infestés de mines antipersonnel.
Par prudence, des gars du BM24 se sont repliés derrière les chars. Le “132” est le “Lapin” comme le dit d’une façon si imagée dans son carnet de route, le Second-Maître Marcel Guaffi. Cela veut dire que son engin est toujours en tête de la progression. Les autre chars du peloton suivent à distance respectueuse en mettant leurs chenilles dans les traces du “132”. La progression est lente. Le sol continue de monter légèrement à travers bois. Le char léger n’a aucune peine pour écraser les arbrisseaux qu’il rencontre. Les chenilles laissent des empreintes profondes dans ce sol humide, détrempé et mou.
Cette avance dans les collines boisées est malgré tout assez difficile. Le Second-Maître Guaffi note à ce sujet dans son carnet de route : “Terrain difficile pour chars à travers bois. Idiotie à priori, mais bonne manoeuvre…”
Bientôt, nous atteignons l’arrête de la crête boisée qui limite le plateau. Celle-ci nous empêche de poursuivre notre chemin; au-delà, la pente est excessivement raide. Nous nous sommes “hâlés” vers le sommet d’une petite crête ( dixit Guaffi). Le chef de char nous demande de sauter de la plate-forme en mettant nos pas dans le tracé des chenilles. La prudence est le principal souci de ce dernier; que ce soit pour son équipage ainsi que pour ses soutiens-portés. Il faut absolument éviter de sauter sur les mines antipersonnel comme les gars du BM24. Nous nous exécutons en nous répartissant à la queue-leu-leu sur les traces des chenilles en nous éloignant du blindé et nous tenant assez loin de ce dernier.
Durant ce laps de temps, le “132” suit la crête afin de trouver une ouverture accessible pour descendre dans le vallon. Une ouverture se présente. Elle est assez difficile à exploiter, mais il n’y a, apparemment, que celle-ci qui soit possible. Avant d’attaquer la pente, Guaffi fait descendre l’équipage à l’exception du pilote. Il est inutile de faire tuer des hommes par accident.
Maintenant, pour poursuivre l’attaque, il nous faut redescendre dans la petite vallée que nous apercevons à une centaine de mètres au-dessous de nous. Il y circule une route communale étroite qui dessert le village de “La Bouverie” qui est en vue. Cette descente s’avère dangereuse pour un char, même léger, qui risque de se retourner.
Inquiétant, vraiment inquiétant ce passage. De l’équipage, les trois Fusiliers-Marins se regroupent auprès des cinq Cuirassiers pour regarder leur camarade exécuter la manoeuvre par petites avancées successives. Les patins de caoutchouc blindés de barrettes métalliques s’accrochent à la pente. Les moteurs étant à l’arrière, l’équilibre est certes instable, mais suffisant pour que le véhicule ne bascule pas. Le pilote freine au moteur.
Nous admirons tous la prudence du chef de char qui a su limiter au seul pilote le risque de l’accident. D’autre part, nous avons un sentiment d’admiration et de reconnaissance pour “Bouboule”, notre pilote, qui a traversé ce réel danger avec un sang-froid remarquable.
En fait, nous admirons très sincèrement “nos” Fusiliers-Marins. Nous sommes tous là à retenir notre souffle. Mais le blindé descend, patins après patins. Il arrive enfin au bas de la colline. Il s’arrête. Et comme libéré d’un énorme poids qui l’a étreint durant la descente, le pilote appui sur l’accélérateur et franchit à vive allure le petit pré détrempé limité par un ruisselet que le blindé saute littéralement pour se retrouver sur la route communale où il nous attend.
La route communale est vraiment étroite, le char occupe toute sa largeur. Celle-ci relie le village de “La Houillère” à celui de “La Bouverie” qui se situe au Nord-Ouest de “Champagney”. Nous sommes cramponnés sur la plate-forme du char, derrière la tourelle. Celui-ci avance avec circonspection vers le village. A l’entrée, il s’arrête sur le bas côté. Nous sautons pour inspecter le village. La patrouille des Soutiens-Portés est dirigée par l’aspirant Morel Journel que nous appelions “Ben-Hur” et comprend le caporal Georges Torchin dit “OFI”, les cavaliers Galland et Poinat. En fait de nettoyage, nous tombons sur le vide; aucune rencontre, même pas un civil. C’est le silence complet, un village mort. Tout à coup, un civil approche en agitant un chiffon blanc. Il nous dit que les “Boches” sont partis depuis plus de deux heures. “Ben-Hur” fait alors un signe au char de s’avancer et nous remontons tous sur notre destrier.
Nous ne nous attardons pas à “La Bouverie” et le char poursuit sa route en direction de “Champagney”. Devant un petit pont qui surplombe le ruisseau que le char à sauté précédemment après sa périlleuse descente, un panneau indique “Achtung Minen”. Est-ce de l’intimidation ou la réalité ? Sans nous arrêter, nous fonçons passant sans encombre et arrivons à “Champagney” vers les 10 heures 30 devant la mairie. Il semble bien que les habitants de plusieurs communes se soient rassemblés devant celle-ci pour nous réserver un accueil délirant. C’est l’occasion pour que les bouteilles de mirabelle circule de main en main, non seulement parmi les libérateurs, mais bien aussi parmi les libérés.
Notre “132” s’est arrêté contre la façade de la mairie à l’angle Nord du bâtiment. Sur le mur du côté gauche de celle-ci, face à la place contiguë, est placée en hauteur une plaque signalétique indiquant : “Place Maréchal Pétain”. Devant la foule enthousiaste, un Cuirassier soutient un Fusilier-Marin qui, à l’aide du pied de biche du blindé, fait sauter cette plaque, à la grande joie des civils. Droit sur la plate-forme du char, le cavalier Sève, ainsi que le canonnier, regarde attentivement l’opération.. Cette place deviendra “Place Charles de Gaulle”. Ce sera toujours un militaire, mais lui, il a sauvé l’honneur de la France.
En mai 1977, à la suite d’une de mes demandes au maire de Champagney, il m’indiquait; je cite :
“Les recherches entreprises par mes services concernant le baptême de la place publique se sont révélées dignes d’un parcourt du combattant ! En effet, nulle trace dans les années 1945-1950 d’une décision du Conseil Municipal de dénommée cette place, Place Charles de Gaulle. En fait, la place Charles de Gaulle l’est devenue légalement lors du baptême des rues de Champagney en 1974. Le Maire G.Poivey
Nous, des cavaliers, nous sommes engagés dans ces combats comme des fantassins; nous portons même des casques de “biffïn”. C’est un accident de l’histoire. Normalement notre régiment aurait dû combattre avec ses propres chars. Outre qu’en 1944, l’armée française n’est pas riche en matériel, il nous aurait fallu plusieurs mois d’instruction pour que nous devenions opérationnels. C’est ainsi que les troupes françaises ne dépendant que du bon vouloir des anglo-saxons pour la logistique et le matériel, utilisait au mieux les régiments en reformation. En fait d’être Soutien-Porté est une fonction déjà proche de la cavalerie et pour nous qui souhaitions combattre immédiatement, cela importait peu pourvu que nous participions à la libération de notre pays. Pour nous, les engagés, ce n’était que notre devoir.
C’est ainsi qu’en lisant à la page du 19 novembre 1944 du carnet de route du Second-Maître Marcel Guaffi, j’observe qu’il nous qualifie de fantassins dans son compte-rendu de la journée du dimanche :
“Cinq fantassins (!) du 11ème Cuirassiers en Soutiens-Portés. Ils sont braves, mais malgré mes injonctions de ne pas rester derrière mon char, (à cause des mines antipersonnel) y restent : Un “gazier” de mouché !…”
Un peu plus loin, il rapporte ceci:
“Quelques habitants viennent avec un drapeau blanc (sans fleurs de lys ni vin rouge d’ailleurs!) nous avertir que les “Doryphores” sont partis Roger et moi descendons de notre perchoir et décidons d’aller à Champagney pour faire de l’essence. – Remontons sur “La Bouverie”, toujours privés de notre Lieutenant. Ma foi, on s’en passera ! Prochain objectif, Auxelle-Bas. L’infanterie nous a rejoint. Quelques “Fritzs” essayent de forcer le barrage. Encore un Soutien-Porté blessé, ca diminue la protection nécessaire de nuit et cela m’inquiète. Revenons pour plus de sécurité à Champgney comme prévu et y passons la nuit avec premier 1/2 groupe.”
De toute évidence, les Anciens de la 1ère DFL apprécient la présence du 11ème Cuirassiers. Ils ont bien besoin de nous pour protéger leurs blindés contre l’activité nocturne de l’infanterie allemande et pour nettoyer les villages.
Déception, il est déjà 13 heures et le camion citerne n’est toujours pas arrivé à Champagney. Le plein d’essence n’a pas pu être fait. Nous risquons la panne sèche. D’après “Bouboule”, le pilote nous en avons encore pour une demi-heure au maximum. Nous sommes donc obligés d’attendre.
Une autre source d’informations est donnée par celle du petit carnet noir de l’Aspirant Morel Journel, sur lequel le brigadier Torchin dit “OFI” a noté, je cite :
“Accueil triomphal. Préparation attaque bois de La Rougerie. 14 h 30 Apprenons cavalier Blanc blessé épaule au cours d’une patrouille sur le 134. Nuit calme…..”
C’est ici que je reçu une très forte émotion; voici l’anecdote:
Notre char s’est immobilisé dans une cours de ferme, disposé de telle manière que nous puissions contrôler la direction des combats. En face de nous, il y a une maison partiellement détruite par les combats du jour. Tout en observant les environs, je m’aperçois qu’une très vieille femme sort de sa porte d’entrée restée intacte et se dirige vers nous. Elle a une démarche branlante et s’appuie sur une canne. Son pas est hésitant, mais déterminé. Arrivée à quelques mètres du char, elle s’approche de moi v. Je me demandais bien ce que me voulait cette personne. J’allais se savoir très vite. S’agrippant d’une main sur mon épaule gauche, elle m’embrasse en me murmurant à l’oreille: “Pour votre mère mon enfant”.
Dire ce que j’ai ressenti à cette instant est difficile à exprimer. Outre que j’étais très ému, mes pensées étaient devenues très sombres, je ne cessais de penser, dire que nous n’avons pas été capables de lui éviter ça ! Dire que les générations qui nous ont précédé et qui ont été remarquables à la première guerre mondiale, se sont laissées aller dans la quiétude et l’indifférence pour aboutir à cette humiliation et tristesse.
Jeune, très jeune, les yeux proches des larmes, je n’ai pu que l’embrasser respectueusement. Son action terminée, elle s’en est retournée de sa démarche branlante jusqu’à son foyer détruit.
Le rôle des quarts étant établi pour les Soutiens-Portés comme pour les équipages, nous allons tous, sauf les gars du premier quart, goûter un repos bien mérité après avoir subit un bombardement sans grande efficacité.
Journée du Lundi 20 novembre 1944
Nous sommes lundi ; il est sept heures. Depuis plus d’une heure, on entend les moteurs qui chauffent. Comme d’habitude le préchauffage dure une bonne heure. L’heure est arrivée, l’attaque reprend vers Auxelles-Bas en passant par Plancher-Bas. A partir de Champagney, il faut emprunter la D4, puis à environ une centaine de mètres à la fourche, prendre sur gauche par la D12.
C’est au 1er peloton de Fusiliers-Marins du Lieutenant Lucas d’être en tête. Le premier char de reconnaissance, “le lapin”, s’avance avec circonspection. Dès qu’il a montré son museau, dès qu’il est à découvert, il est pris à parti par un canon antichar de 88mm qui tient la route en enfilade. C’est au deuxième obus arrivé coup sur coup sans avoir touché le char que le sous-officier chef de char, fait reculer brusquement son blindé derrière la protection d’une maison. Ils ont eu chaud! Il est donc impossible de prendre la sortie de Champagney de ce côté là…
Afin de contourné ce point de résistance le troisième peloton reçoit l’ordre d’attaquer comme hier, en passant par les collines boisées à droite du village en suivant l’axe parallèle à la D12.
Le souci majeur des chefs de char, c’est l’approvisionnement en carburant. Si rien n’arrive, ils seront rapidement sur leur réserve. Ils seront obligés de s’arrêter, laissant aux Allemands le temps de s’organiser. Décidément, depuis le débarquement de Provence ce sera l’un des soucis majeur. Nous ne pouvons guère aller plus loin si nous ne recevons rien d’ici une heure.
Aujourd’hui, c’est le 131 qui est en tête. Le pilote est un ancien du régiment; il s’appelle Yves le Bras. C’est un breton de Rennes, plein d’humour, riant en permanence et faisant des blagues à chacun. Le bois que nous traversons est beaucoup plus dense, touffu et difficilement pénétrable. Maintenant, Le 131 suivi du 132 sont parvenus à un chemin de terre qui traverse de part en part les bois. Le 132 suit son coéquipier à distance respectable en utilisant le même tracé des chenilles du 131. Le groupe de Cuirassiers est attentif; il est prêt à intervenir à tout moment. Notre objectif immédiat est le village de La Rougevie. Le chemin de terre est assez bien marqué et il se dirige dans le bon sens. Nous le suivons lentement et régulièrement depuis plusieurs minutes en évitant de nous arrêter car, en certains endroits, les pluies l’ont transformé en véritables bourbiers.
Brusquement le camion citerne est là à côté de nous. Comment a-t-il fait pour se faufiler jusqu’à nous ? Il a bien dû manoeuvrer pour se placer en position afin que nous puissions faire le plein. Les matelots s’activent. Pendant que, arrêter, nous nous gorgeons de plusieurs gallons d’essence, le 131 poursuit son petit bonhomme de chemin. Il est obligé de s’arrêter, car il est devant un petit pont jeter sur un fossé assez profond. Ce pont semble bien fragile. Le chef de char, Marcel Guaffï, est dubitatif; le fossé est vraiment trop profond et e pont ne lui dit rien qui vaille. Il se demande s’il supportera les dix-huit tonnes de son blindé. Faisant part de ses craintes au pilote, le dialogue est vite terminé; ils se sont décidés pour tenter leur chance sur le pont. Il semble probable que ce dernier ne pourra pas supporter le poids de son engin. Peut être qu’en prenant beaucoup d’élan…? Et puis, qui ne risque rien n’a rien ! Le pilote, au point fixe, fait rugir son moteur en accélérant au maximum, puis il libère la pédale de débrayage, ce qui projette son “light” sur le pont afin de le franchir rapidement. Malheureusement le tablier de celui-ci s’effondre et le char reste suspendu, chenilles pendantes dans le vide, encastré entre les deux piles du pont sur lesquelles reposent les barbotins. Il est impossible de l’en sortir sans l’aide d’une grue. Le voilà immobilisé pour un moment.
Non loin du 132, qui continue de faire le plein de ses réservoirs, il y a un observateur notoirement connu. II s’agit de Pierre Dac, le fameux imitateur. Celui-ci est là comme correspondant de guerre. Il est surtout connu et apprécié pour ses blagues. Il semble les débiter sans aucune difficulté à une vitesse effrénée. Bien sûr tout le monde rit de bon coeur, surtout lorsqu’il se moque de Yves Le Bras, le malheureux pilote du 131 accidenté. Cependant, il est tombé sur aussi fort que lui. Celui-ci, insatisfait de la position peu avantageuse de son char, dont les chenilles pendent lamentablement au-dessus du fossé, s’efforce de prendre les choses à la rigolade et rivalise de plaisanteries avec Pierre Dac, du moins jusqu’au moment où des obus du type à fragmentation (shrapnels) explosent à côté de nous. Nous nous retrouvons à plusieurs dans un fossé à moitié rempli d’eau. Outre la position désagréable et humide dans laquelle je me trouve, j’ai le nez à la hauteur des brodequins de Pierre Dac. Pour une fois, il a le souffle coupé momentanément, mais pas pour longtemps.
Dans les bois de Passavant, la concentration des éléments de tête de la brigade d’assaut est particulièrement dense du fait de l’impossibilité pour les blindés d’avancer. Les fantassins du BM24 se sont arrêtés. C’est à cet instant, profitant de l’arrêt, que le Maréchal-des-Logis André Madeline décide d’explorer les bois en se portant en avant avec son groupe.
Constatant l’impossibilité de poursuivre l’attaque par les collines boisées, le L/V Roger Barberot ordonne au peloton Faure de revenir sur la D4 à la sortie de Champagney et de continuer par la route. En effet, le peloton Lucas, après avoir bousculé le point de résistance allemand, fonce déjà à la poursuite des éléments retardateurs de la Wehrmacht qui ont décroché en direction d’Auxelle-Bas. Seul, l’Aspirant Faure doit se dépatouiller dans les bois pour sortir le char accidenté de sa délicate position.
Naturellement les Soutiens-Portés sont restés avec leur char respectifs. Dans les bois, il ne reste que le 131 dans sa posture fâcheuse et le 132 qui termine son plein.
Soudain, une fusillade éclate vers l’avant. C’est dans cette direction que l’escouade de “Calva” a disparu. Celle-ci s’arrête, faisant place à un silence sinistre. Que s’est-il passé ? Est-ce le groupe de “Calva” qui est au contact avec l’ennemi ? Nous apprendrons plus tard ce qui s’est passé, pour l’instant le cavalier Gérard Galland, debout derrière la tourelle du “132”, voit passer deux brancardiers transportant un blessé dont la tête bandée ruisselle de sang. Allongé sur le brancard, ce dernier semble dans un état comateux. C’est à ce moment qu’il reconnaît le Maréchal-des-Logis André Madeline dit “Calva”, chef du groupe de Soutiens-Portés du “light” 131 qui s’est porté en éclaireur. Il semble bien mal en point.
Inconscient du danger immédiat, le cavalier ne se doutait pas une minute que cette escouade de Cuirassiers du “131” s’était aventurée en avant-garde et qu’elle était entrée en contact avec les éléments retardateurs allemands; alors que, théoriquement, elle devait rester en protection rapprochée de leur char accidenté. A la vue du visage ensanglanté de “Calva”, angoissé, il ne peut retenir une exclamation d’incrédulité:
“Bon sang, c’est “Calva”; pourvu qu’il s’en sorte !”
Il faut dire que le simple bandage fait hâtivement par les brancardiers infirmiers n’arrête pas le sang qui se répand sur son visage. A la vue de ce visage pâle et ensanglanté, il se demande quelle est la gravité de ses blessures. Pour Gérard Galland, le Maréchal des Logis “Calva” représente le type même du véritable guerrier. Ce Normand intrépide, volontaire et facilement rebelle à toutes contraintes de la discipline militaire, ne pouvait pas se faire tuer ou même blesser. Pourquoi s’imaginait-il l’invulnérabilité de ce meneur d’hommes ? Il n’aurait pas pu le dire, mais de le voir ainsi, pour lui, c’est quelque chose de parfaitement anormal, car il est le symbole vivant de l’homme de guerre invulnérable.
“Calva” est conscient, et tournant la tête du côté de son camarade Cuirassier II se veut rassurant. Avec une certaine gloriole, il répond :
“T’en fais pas mon gars, le temps de me faire recoudre et je reviens ! ”
Il a crié cette réponse d’une voix assez ferme pour tranquilliser son copain, mais néanmoins l’inquiétude n’est pas dissipée et un sentiment de révolte proche de la haine envahie l’esprit du jeune cavalier.
Le peloton Faure, à l’exception du char “131 “du Quartier-Maître Marcel Guaffî qui tente de dégager son char, est redescendu à Champagney et roule sur la D12 pour rejoindre le peloton Lucas en direction de Plancher-Bas que les Allemands ont abandonné précipitamment.
Le groupe de “Calva”, en l’absence de son sous-officier, doit être remplacé. L’Aspirant Morel Journel, que nous appelions entre nous “Ben Hur”, pris la décision de désigner le Brigadier Georges Torchin dit “OFI” pour commander ce dernier. Il a sous ses ordres les cavaliers Leroy, Louis Félix, Lecomte et Lapeyre dit “Buster”.
Dans le petit carnet de route noir de “Ben Hur”, “OFI” écrit :
“10 heures, patrouille avancé du Soutien-Porté du “131”.- MdL Madeline (Calva), cavaliers Leroy, Félix, Lecomte et Lapeyre. La Biff ne suit pas; “Calva” blessé par balle à la tête et à l’épaule. “OFI” remplace “Calva”. Le “131” s’embourbe, dégagement. Achèvement nettoyage bois de la Rougerie au pas de course par le 2ème escadron jusqu’aux abords de Plancher-Bas. Tentative des chars pour rejoindre ce village et par la route à cet endroit (à 30 mètres de cette route). Retour à Champagney et reprise de la route directe jusqu’à Plancher-Bas. Toujours “achchtung Minun”. Encore merci ! Entrés dans Plancher-Bas 13 h30 pris par le BM24 et le GM1 du 2ème escadron. Filons sur Auxelles-Bas. Aucune résistance. Entrés à 16 heures. Accueil peu cordial de mortiers et de 88 jusqu’à la nuit. Nuit calme.”
Il est certain que le fait de nettoyer le bois où nous étions bloqués a permis aux autres pelotons de foncer sur a D12 vers Auxelles-Bas. D’après ce que nous avons appris le soir, Ils ont rencontré des éléments retardateurs allemands composés d’hommes jeunes, bien équipés, bien entraînés et cagoules de blanc, appelés “Gebirgsjàger”. Heureusement ils n’ont opposé que peu de résistance et se sont rendus après un baroud d’honneur. En fait, ce n’était qu’un petit détachement. Arrivés à l’entrée de Auxelles-Bas, ils se sont trouvés brusquement en présence d’une compagnie allemande qui, surprise par l’arrivée massive des blindés, cherchait à fuir dans tous les sens, par les jardins, les prés, les hangars, ou même en essayant de traverser les ruisseaux grossis par les ruissellements des pluies des derniers jours. Ces ruisseaux étaient devenus larges et profonds. C’était le sauve-qui-peut des “Fridolins” effrayés. Nos Fusiliers-Marins et leurs Soutiens-Portés ont fait plusieurs dizaines de prisonniers, qu’ils ont dû parquer dans une prairie spongieuse.
Là, se situe une triste anecdote décrite par le L/V Roger Barberot, pacha du 1er escadron de Fusiliers-Marins.
“C’est une troupe qui a été surprise, mais qui n’est pas en déroute. Dans l’excitation générale du rassemblement des prisonniers, personne ne s’est rendu compte qu’un grand diable qui s’avançait les bras levés, tenait des grenades dégoupillées dans ses mains. Arrivé près de nous, il lâche ses grenades. Il est blessé mortellement, mais blesse aussi trois des nôtres.”
Ce témoignage a été confirmé par certains Cuirassiers qui ont même avancé le nom de leur camarade qui a été tué sur le coup. Il s’agirait d’un jeune lyonnais âgé de seize ans, appelé Jean Neel. Cette seconde version de sa mort m’a été comptée par la suite. Elle confirme ce que Roger Barberot a écrit. N’ayant pas assisté à ce funeste événement, je ne saurais dire si ces deux témoignages correspondent à la réalité, car elles sont contestées. Voici telle que m’a été relatée la version confirmant l’écrit de l’officier des Fusiliers Marins.
Jean Neel s’avançait vers un groupe de prisonniers allemands pour contrôler s’ils étaient complètement désarmés. Soutien-Porté sur les chars à l’arrêt, il s’était joint au canonnier de son blindé et à l’aide-pilote, tous deux Fusiliers-Marins. Tous les trois s’approchaient du pré détrempé où les prisonniers étaient regroupés à l’entrée du village d’Auxelles-Bas. L’un d’eux, un grand “Felwebel”, a brusquement lancé une grenade préalablement dégoupillée qui a atterri sous les jambes du cavalier Jean Neel, le tuant sur le coup et blessant grièvement les deux Fusiliers-Marins. Quant aux prisonniers, plusieurs d’entre-eux furent tués et blessés.
La seconde version est étrange et peu glorieuse mais tout aussi meurtrière. Elle est plus vraisemblable car le cavalier interviewé m’a avoué qu’il était là au moment du drame et qu’il avait vu comment s’est déroulé ce dernier.
Jean Nell avançait songeur et préoccupé sur le bas-côté de la route D12 en direction d’Auxelles-Bas. Le groupe de Soutiens-Portés dans lequel il se trouvait, venait juste de sauter des chars à l’arrêt et se dirigeait en file indienne vers le village afin d’en achever le nettoyage. Le jeune homme, je devrais dire l’adolescent, était peu bavard et semblait triste. On aurait dit qu’il présentait sa fin prochaine. En fait, c’est ce que le cuirassier qui se trouvait à une dizaine de mètres de lui a pensé par la suite !
Voici l’explication que ce dernier nous a donnée. Comme nous tous, il était équipé d’un fusil, d’une cartouchière en toile lui barrant la poitrine de l’épaule gauche jusqu’à la ceinture et portait une musette en bandoulière contenant outre divers objets, une grenade quadrillée américaine. Pour se préserver du froid, il avait enfilé plusieurs tenues. Engoncé dans ses vêtements et ainsi harnaché, il était malhabile dans ses mouvements. Sa marche était chaotique, le matériel qu’il transportait s’entrechoquait. Brusquement, une énorme explosion retentit. Lorsque ses camarades se sont redressés, l’adolescent gisait sans vie sur le sol comme un pantin désarticulé.
Que s’était-il passé ?
Averti, le capitaine Jury est arrivé très vite sur place. Il ne peut que constater ce qui vient de se passer, fi voudrait bien comprendre comment et par quoi son Cuirassier, le premier de son escadron, a été tué ? Etait-ce un obus ? Etait-ce la fameuse grenade que transportait le jeune cavalier ? Et si c’est celle-ci, comment a-t-elle pu exploser ? Est-ce que mal goupillée, elle a perdu sa cuillère et explosé dans sa musette ? Toutes ces interrogations resteront sans réponse, mais le résultat est là et le mystère restera entier.
Que se soit l’une ou l’autre façon de présenter les faits, c’est ce jour-là, le 20 novembre 1944 que, devant Auxelles-Bas, Jean Neel, jeune engagé volontaire lyonnais, est allé jusqu’au bout de ses convictions et a sacrifié sa vie à son pays.
Ces deux témoignages divergents montrent combien il est difficile de connaître l’exacte vérité des faits; seule l’atroce réalité de la fin reste sûre. Personnellement, n’ayant pas assisté à cette action, je ne puis pas me faire une opinion à ce sujet.
Journée du mardi 21 novembre 1944
Décidément, nos journées commencent toujours à 6 heures du matin, pour “n’appareiller” qu’aux alentours de 7 heures. Montés sur la plateforme arrière, nous n’avons pas eu le temps de déjeuner, ni même de boire un café. L’ordre est arrivé d’attaquer en direction de Giromagny. A un détour de la D12 apparaît sur la droite un café de campagne d’apparence modeste. Nos regards sont attirés par un homme gesticulant, nous faisant signe de nous arrêter. C’est le propriétaire de l’établissement qui nous propose un café et verre de schnaps. Le temps est froid. Nous avons besoin de nous réchauffer. Sur ordre du chef de char, notre blindé s’arrête à la porte même du café et nous sautons après avoir reçu comme consigne de nous presser d’avaler nos consommations. Puis nous repartons de nouveau à cheval sur notre engin. La route monte, elle est sinueuse.
Entre Auxelles-Bas et Giromagny, il y a très peu de Kilomètres. C’est une distance d’environ cinq à six bornes. Durant la nuit nos adversaires ont eu le temps de multiplier les obstacles et l’attaque piétine. Nos chars légers ne peuvent franchir le fossé antichar, comblé par le génie, que vers les 8 heures 30; soit, en comptant les trois à quatre minutes d’arrêt au café, 1 heure 30 pour parcourir deux à trois kilomètres. Ce n’est même pas la vitesse des fantassins.
Toujours cramponnés sur notre blindé, vers 9 heures nous approchons d’un tournant brusque en équerre très serrée sur la droite. La route est alors dans l’axe du fort de Giromagny qui, à vol d’oiseau, ne se trouve guère qu’à un kilomètre. Ce lieu est dénommé “Le Trou de l’Enfer”. Ce nom sera pleinement justifié et adapté à ce que nous allons subir de la part des éléments retardateurs de l’ennemi. A l’apparition de nos blindés et des fantassins de la 1er DFL leur réaction est immédiate et brutale; nous sommes arrêtés par un déluge d’obus de tous calibres – mortiers, 88 et perforants. Nous ne sommes guère qu’à 500 mètres du cimetière de Giromagny et 2 kilomètres de cette ville. L’attaque est provisoirement bloquée, juste avant ce tournant au nom prémonitoire.
Dès que les “scharnells” explosent, les Cuirassiers s’éjectent des plateformes et courent se réfugier, sur la colline boisée, à gauche de la départementale. Dans le sous-bois qui monte légèrement, il y a un fossé peu profond rempli de feuilles mortes en décomposition. Il descend perpendiculairement vers la route. L’eau qui y coule est boueuse. C’est dans celui-ci que nous sommes allés chercher refuge en attendant que cela se passe. C’est un refuge bien précaire. Nous nous sommes aplatis contre le fond, sur le sol trempé et froid, comme si nous voulions pénétrer sous terre. Sur nos treillis, les feuilles mortes, pourries se collent et la boue imprègne vêtements et chaussures.
Pendant que les Cuirassiers cherchent à se protéger, le “133” du second-maitre Laudouard va s’engager lentement dans le tournant. Il s’arrête juste avant. Le chef de char descend de la tourelle et, colt en main, avance avec circonspection. Il épie les environs immédiats. Vieux baroudeur, il se méfie terriblement des “Panzerfausts”. Ce tournant très accentué peut réserver de désagréables surprises. Un élément de deux “Panzer-grenadiers” munis de ce terrible engin à charge creuse, peut être mortel pour son blindé.
En effet, c’est le coin idéal pour une embuscade. Donc, avant d’engager le “light” dont il est responsable, il avance seul au beau milieu de la route; prend le tournant, avance encore quelques mètres pour le dépasser, et, s’étant assuré qu’apparemment il n’y a pas de mauvaise surprise à attendre, par gestes, il fait signe à son pilote d’avancer rapidement jusqu’à lui.
Le char ne va pas très loin. Un perforant de 88mm transperce la tourelle de part en part. La chance veut qu’aucune munition soit touchée. C’est un canon antichar qui vient “d’allumer” le “light” de Laudouard. Ce canon est placé devant un des forts de Giromagny à plus de 1000 mètres. Il faut préciser que les artilleurs allemands ont eu tout leur temps pour effectuer un préréglage précis. Postaient à cet endroit, ils prenaient en enfilade la route à la sortie du tournant. Fort heureusement, les trois membres de l’équipage restés dans le char ont eu le temps de s’éjecter. On ne déplorera aucune perte humaine dans cette action, mais uniquement matérielle.
Deux prisonniers allemands, que les fantassins du BM24 envoient vers l’arrière sans aucune garde, se mettent à courir à vive allure sur la D12. Pour eux la guerre est finie. Ils n’ont aucune envie de se faire tuer par leur propre artillerie alors qu’ils se croyaient définitivement tirés d’affaire. Ils rejoindront un camp provisoire de prisonniers établi à la gare de Ronchamp.
L’histoire de leur capture n’est pas banale. Elle m’a été contée le soir même par le Cuirassier Léon Leroy à la fin des combats de la journée. Elle est amusante dans sa simplicité.
Non loin du “light n°131, apparaît une ferme que nous n’avons pas encore atteinte. Elle est de peu d’importance. Le propriétaire est un vieil homme, ancien de la première guerre mondiale de 14-18. Lorsqu’en juin 1940, les Allemands sont arrivés pour occuper sa région et en faire une zone interdite, il a été obligé d’héberger un groupe d’Allemands et leurs chevaux. Le bruit de la bataille se rapprochant, il a compris que ce n’était qu’une question d’heures pour que le combat se déroule à sa porte. Il constate avec un sentiment de jubilation que ses locataires indésirables évacuent sa ferme, à l’exception d’un Feldwebel d’un certain âge et d’un simple Feldgrau qui ne vont pas tarder à se sauver. Avant de s’en aller, le Sous-officier allemand, pris d’un besoin pressant s’en va derrière la ferme à la cabane en bois qui tient lieu de latrines. Pour plus de commodité, il pose son ceinturon à califourchon sur le haut de la porte. Accroché à son ceinturon, dans son étui, se trouve son “Luger”. Le fermier vaque à ses occupations. Il doit nourrir ses poules. Il passe devant la cabane pour atteindre son poulailler, s’aperçoit de la négligence du soldat, saisit le ceinturon et prend le revolver. Armant ce dernier, il attend le Feldwebel à la sortie et le fait prisonnier. Quand le second soldat, un simple 2ème classe, s’amène, il ne fait aucune difficulté et se rend immédiatement.
Lorsque les chars français arrivent à la hauteur de la ferme, le paysan, pas peu fier de la capture des deux “Fridolins”, les pousse devant lui et les remet aux Fusiliers-Marins.
En me racontant cette histoire, Leroy était encore sous le coup de l’indignation; il me dit:
“Le fermier aurait bien voulu conserver le “Luger” en souvenir, mais le marin le lui a enlevé des mains. Je suis outré que l’on traite ainsi un gars après ce qu’il venait de faire. Il aurait dû pouvoir garder l’arme qu’il venait de récupérer.”
Le paysan s’en est retourné vers sa ferme. En passant devant lui, Il croise son regard malicieux et y perçoit comme une lueur amusée, un signe qui lui fait comprendre que le rusé paysan a conservé l’arme du second soldat allemand.
L’attaque est provisoirement arrêtée. Un déluge d’obus explosifs projette une pluie d’éclats meurtriers, coupants comme des lames de rasoir. Il est environ 10 heures du matin. Le chef du char détruit fait appel à un “Tank Destroyer”. Ce dernier a la particularité d’avoir sur son tablier avant une tête de girafe empaillée (souvenir d’Italie) placée entre l’écoutille du pilote et du co-pilote. C’est un blindé du 8ème Régiment de Chasseurs d’Afrique (8ème RCA). Celui-ci avance vers le bas-côté droit de la D12 en s’appuyant sur ses deux larges chenilles métalliques. Il est pesant et se dandine comme un gros pachyderme.
Arrêter sur ce bas-côté, à moitié sur le bord herbeux, en parti caché par une haie d’arbrisseaux effeuillés, le “TD” prend à parti le canon antichar ennemi placé devant le fort de Giromagny. La distance, à vol d’oiseau, entre les deux adversaires n’est guère que de 1000 à 1500 mètres. C’est un éloignement raisonnable pour obtenir de bons résultats pour l’un et l’autre des ennemis. Toujours réfugiés à proximité dans les bois, les Soutiens-Portés observent le duel singulier entre le 77mm autrichien et le 76,2mm du “TD”.
Personnellement, il n’était pas dans mes intentions de m’allonger dans le fossé. Inconscient et volontaire, je reste debout malgré les injonctions du brigadier Jacques Brunei qui m’ordonnait de me coucher. Je ne voyais pas l’avantage de m’étendre sur le sol trempé, étant persuadé que les éclats d’obus pouvaient tout aussi bien me toucher au sol que droit sur mes jambes. De plus, je n’y voyais que des inconvénients puisqu’il fallait s’étendre dans la boue, les feuilles décomposées et l’eau par un froid perçant les vêtements. Ce dernier avait beau s’époumoner de plus en plus fort, je n’en ai fait qu’à ma tête et suis redescendu sur la route. J’ai rejoint un groupe de soldats s’activant sur le côté droit de départementale. Ils servaient un mortier de 60mm qui balançait des torpilles à tirs rapides, pour appuyer le combat du “TD”.
Les obus allemands claquent dans les arbres. Ils dispersent leurs éclats mortels. Les branches des arbrisseaux sont déchiquetées. Le miaulement terrifiant des éclats emplit l’air sur différentes notes froufroutantes.
Il n’y a guère que quinze à vingt minutes que le duel a commencées. L’un des fantassins du BM24 qui assiste comme nous à ce combat, décrit sobrement celui-ci :
“Un duel passionnant s’engagea alors au-dessus de nos têtes (au ras de nos têtes) entre char de chez nous et canon anti-char allemand. VICTOIRE…….”
En effet, il est non loin de dix heures trente lorsque le “TD” a raison de la résistance des artilleurs ennemis. Le Maréchal des Logis chef commandant le “TD” a réussi un magnifique coup au but. La patrouille désignée pour vérifier les résultats s’apercevra que l’un des obus du blindé a atteint la casemate dans laquelle étaient stockées les munitions provoquant une énorme explosion dévastatrice.
Les explosions de “schrapnell” se sont arrêtées. Je regarde autour de moi. Tout à côté, à mes pieds, je vois deux corps gisants inertes. Je reconnais tout de suite l’un d’eux; il s’agit du sous-lieutenant Marc Coquelin dit “Charvier”. L’autre, je ne le connais pas, mais “Charvier”, dont le visage a perdu sa barbe (il s’est rasé au début de l’attaque de novembre), lui, je le connais bien ! Je ne peux pas savoir s’il a plusieurs blessures, mais le tout petit trou qui apparaît sur sa tempe droite d’où suinte un filet de sang qui s’écoule faiblement sur son visage pâle, suffit pour savoir qu’il n’y a plus rien à faire pour lui. C’est la seule blessure apparente. Je suis fasciné par la vision de la vapeur légère qui s’échappe en volutes de ce trou minuscule et s’élève dans le ciel gris de novembre. Encore sous l’emprise de l’enseignement religieux que j’ai reçu, je me fais la réflexion immédiate : c’est son âme qui monte au ciel. J’étais parfaitement conditionné.
Choqué, je reste quelques minutes avant de réaliser que j’aurais pu être à la place de l’officier. Puis curieusement, sans pouvoir me contrôler, j’ai une contraction de la face qui n’est autre qu’un sourire nerveux et cette pensée affreuse mais irrésistible : C’est lui et pas moi qui suis mort.
Cette vision est restée gravée dans ma mémoire durant de longues années. C’est ainsi que, revenu à la vie civile, en parcourant les rues de la capitale pour aller suivre mes cours, je me méfiais instinctivement des stores à armatures métalliques des magasins, allant jusqu’à changer de trottoir pour les éviter. Tai longtemps pensé au rictus que j’ai eu à cet instant; je me le suis reproché, c’était trop un instinct de bête.
Allongé presque à le toucher, le second corps est celui d’un capitaine. Je ne le connais pas. Je saurais plus tard son nom. C’était l’aumônier catholique de l’unité. Il s’appelait Chevallard. D’après ce que j’ai su depuis, il venait d’intégrer la Division. Mais celui qui m’importait le plus, c’était “Charvier”. Nous avions appris à apprécier son comportement avec nous, simple cavalier.
Arrivé à ce stade de mon récit, je voudrais parler de Marc Coquelin. Dans le maquis du Vercors, il s’était fait appeler “Charvier”. Il commandait le camp n°15 (C15). Il a participé aux combats désespérés de Vassieux-en-Vercors. C’était un rescapé du massacre que les troupes spéciales allemandes ont perpétré sur ce haut plateau du Dauphiné. Par la suite il avait reçu le commandement du 3ème peloton du 2ème escadron appelé escadron “Jury” du nom de son capitaine. La nouvelle de sa mort a touché profondément tous ceux de l’escadron qui le connaissaient. Chrétien à la grande foi, cet homme était bon, droit, calme, énergique, consciencieux et humain. Nul doute qu’il aurait fait une brillante carrière militaire si la mort ne l’avait pas fauché aussi jeune. Cependant, un autre officier m’a informé qu’il se destinait à la prêtrise. Les anciens du C12 l’ont particulièrement bien connu, ayant vécu à ces côtés au lieu dit La Grande Cabane et à Vassieux. Sa sépulture provisoire sera le cimetière de Giromagny avant d’être transféré au Mémorial de Vassieux-en-Vercors.
Onze heures, l’artillerie ennemie remet ça. Elle a repris sa cadence avec des obus explosifs qui claquent dans les arbres, juste au-dessus de l’endroit où se sont réfugiés les Cuirassiers du 2ème peloton. Il y a deux blessés. Il s’agit de Pession du “134” et Roger Lapeyre dit “Buster”. Ils sont dans le peloton de “Ben-Hur”.
Voici les circonstances de la blessure de Pession telles qu’il me les a racontées par la suite. Il s’était accroupi derrière un arbre, lorsqu’il a ressenti une vive brûlure à la cuisse droite. La douleur n’était pas trop forte, mais il se demandait bien d’où venait cette chaleur. Attendant la fin du bombardement, il est resté dans la même position, ne bougeant absolument pas. Il avait l’intention de laisser passer la pluie d’éclats qui balayer l’espace où il s’était blotti. Tant qu’il n’a pas bougé et qu’il est resté dans la même position, la coupure était fermée sur elle-même et le sang circulait normalement dans sa cuisse. Mais dès qu’il a voulu se déplacer, celle-ci s’est ouverte en grand et un flot de sang s’est mis à gicler. Devant ce spectacle, il s’est effondré et a perdu connaissance car il ne se souvient plus de rien. C’est dans cet état qu’il a été transporté jusqu’à l’ambulance qu’une conductrice AFAT avait amenée sur la route départementale au plus près des combats, à quelques mètres de là.
Au même endroit et à peu près au même moment, Roger Lapeyre dit “Buster” du “131” était touché par un éclat au pied droit.
Uniquement à cet endroit, le bilan de la journée pour l’escadron “Jury” est de deux morts (deux officiers) et de sept blessés dont deux au peloton Morel Journel.
Lorsque le calme est revenu, une patrouille commandée par “Ben-Hur” comprenant trois Cuirassiers : Jacques Brunel, Gérard Galland et Roger Lecomte, va vérifier le résultat du duel entre la batterie allemande et le “TD” du 8ème RCA. La patrouille avance vers l’inconnue. Empruntant un chemin de terre destiné à accéder aux champs, nous descendons à découvert dans un vallon nous attendant à tout moment à une embuscade. Ce chemin longe des champs, qui à cette époque de l’année, sont en jachères. Du fait du temps particulièrement pluvieux, ils sont terriblement spongieux, et le chemin très glissant.
Sur le qui-vive, la patrouille remonte vers le fort de Giromagny. Juste avant d’arriver à ce dernier, nous trouvons l’emplacement de ce qui fut la batterie. Le paysage est complètement bouleversé. C’est un véritable cratère, énorme et déchiqueté. Des rondins de bois, des planches se chevauchent. Sur le petit talus circulaire de terre entourant le trou, gît un tube de canon dont l’extrémité a éclaté en forme de pétales de fleur. Vraisemblablement, ce ne peut être le “TD” qui l’a mis dans cet état, ce doit être les rescapés de la batterie ou du fort qui l’ont bousillé avant de s’enfuir. Nous somme persuadés qu’il a été démoli par ses servants avant d’évacuer les lieux. Ce qui nous fait penser cela, c’est que nous n’avons trouvé aucun cadavre autour de l’emplacement, signe qu’il y avait des survivants pour s’occuper d’évacuer les morts et les blessés et de détruire le canon.
Au soir, une partie du 2ème peloton se retrouve dans la grange du vieux paysan. Nous y passerons le reste de la nuit. C’est aussi devenu un poste de premier secours. Les dépouilles des tués de la journée ont été rassemblées dans un coin de la grange. Leurs corps sont recouverts par des toiles de tentes; seuls leurs brodequins cloutés dépassent.
A la lueur d’une lampe tempête, un médecin auxiliaire est en train de soigner un blessé. Ce qui frappe notre imagination c’est que la blessure est placée dans les parties intimes du soldat; ses testicules. Pantalon baissé, le blessé regarde incrédule sa blessure qui le rend infirme pour la vie. Il n’a même pas un gémissement. Après ce que nous avons enduré dans la journée, nous n’avons pas le moral. La lampe tempête n’arrive pas à vaincre l’obscurité.
La présence des cadavres, le blessé que le médecin soigne, la fatigue et la peur que nous essayons d’évacuer nous plongent dans un état d’esprit proche de l’hébétude. L’atmosphère est lugubre.
La nuit est calme.
Journée du mercredi 22 novembre 1944
Vers sept heures et demi, le BM5 et le BM24 se sont introduit dans Giromagny. venant de Lepuix-Gy par la montagne. La compagnie du Capitaine Janneret du BM5, descend en file indienne, rasant les murs des maisons, pour atteindre en premier lieu l’esplanade qui se trouve devant l’église, puis très rapidement ses éléments avancés atteignent l’Hôtel de Ville. Un peu plus bas, ils constatent que les artificiers allemands ont eu le temps de faire sauter le pont sur la Savoureuse. Les habitants nous disent que ce n’est que la veille que le pont a sauté. Les fantassins n’ont rencontré que des rues vides et encombrées de tuiles, de briques et de déchets de bois provenant de porte arrachées, de charpentes défoncées et de hangars exploses. C’est le résultat des bombardements, mais surtout de la destruction des ponts par les Allemands.
A la même heure, les chars légers de reconnaissance des Fuliliers-Marins suivis par les “Tank Destroyer” du 8ème Chasseurs d’Afrique, s’ébranlent pour poursuivre leur attaque. Nous avons quitté la ferme dans laquelle nous avons passé la nuit. Installés sur la plateforme arrière des “light” et en parti dans la tourelle des “Tank Destroyer”, nous inspectons du regard tous les lieux qui peuvent nous réserver de mauvaises surprises. A ce moment, seule notre mission nous préoccupe. Les souvenirs seront pour plus tard. Pour l’instant “Charvier” n’occupe plus mes pensées.
A un moment, en descendant vers l’entrée de Giromagny nous voyons sur notre gauche un char allemand détruit. Est-ce un Tigre ou un Panther? Nous n’avons pas assez de connaissances en matière de matériel allemand pour faire la différence. Il a brûlé.
Décidément, l’ennemi est coriace; il a profité de la nuit pour accroître et renforcer terriblement les obstacle devant la Division. Le commandement envisage de passer par les prés, mais il est impossible d’y pénétrer sans s’embourber. Cette voie est impraticable. Il faut attendre que le génie ait déblayé tout ce qui peut entraver notre avance.
Ci-dessous, je reprends ce que j’ai écrit pour une revue parue pour le cinquantième anniversaire de la libération du pays Sous Vosgiens.
Afin de laisser le génie travailler pour débarrasser la route de tous les obstacles accumulés et combler les fossés anti-char, les blindés se sont arrêtés est forme des points d’appui (P.A) qui renforcent l’artillerie divisionnaire. Chacun de ces îlots de résistance sont entourés par un périmètre de Soutiens-Portés vigilants. Devant eux défilent des fantassins du BM24. Ils sont restés plusieurs nuits dans des fossés plein d’eau et de boue. Il y a plusieurs jours qu’ils n’ont pas pu se laver, ni se changer. Ils sont complètement crevés et, sur leur visage maculé de boue, marqué par l’épuisement, seuls les yeux fiévreux éclairent encore leur visage.
Un grand gaillard attire notre attention. Il transporte sur l’épaule droite une mitrailleuse légère “Browning”. Deux bandes de cartouches cuivrées de mitrailleuse sont passées autour de son cou et pendent comme une écharpe qui lui tomberait jusqu’au genoux. Il marche comme un somnambule jusqu’au moment où il reconnaît les gars du 11ème Cuirassiers sur les chars; alors là, il se redresse et nous apostrophe :
“Bande de fainéants, toujours les mêmes qui se la coulent douce ! ”
Et son regard s’illumine en reconnaissant ses anciens compagnons d’armes. C’est un gars de l’escadron “Grange” muté d’office au BM24 pour remplacer les indigènes d’Afrique noire qui ne supportaient plus les rigueurs de nos hivers; un sentiment de fraternité nous envahit jusqu’au moment où nous le voyons disparaître vers l’avant. Plus d’un d’entre nous se félicite de ne pas avoir suivi le même sort et de toujours appartenir au 11ème Cuirs quand nous voyons passer les “biffins” si lourdement chargés, trempés jusqu’aux os, avançant avec difficulté dans la boue et le froid et ayant derrière eux plusieurs nuits passées dans des fossés. Ils semblent exténués et la vision des chars n’est pas de trop pour leur redonner confiance.
Enfin vers les neuf heures, nous débouchons à l’entrée de Giromagny. Cela fait déjà plus d’une heure et demie que le BM5 est entré sans combattre par le Nord de la ville et que le BM24 est installé au Sud de cette dernière. Si nous n’entendons plus aucun coup de feu, par contre, la population en liesse fait exploser sa joie. Elle entoure les chars. Très excitée, elle questionne et s’accroche à ses libérateurs dans un élan quasiment amoureux. L’enthousiasme est à son comble et la mirabelle circule de main en main parmi les soldats libérateurs de la Division et les libérés. Personnellement, je n’ai encore jamais bu d’alcool et je n’ai pas l’intention de commencer aujourd’hui. Comme le dit si bien de Second-Maitre Marcel Guaffi :
Nous avions deux carburants pour atteindre le Rhin, les gallons d’essence et les bouteilles de mirabelle que nous absorbions allègrement durant les arrêts dans les villages’ que nous traversions.
Pendant plus d’une demi-heure sinon plus, nous avons suivi les ordres qui nous avaient été donnés de nous installer en bouchons sur la route de Belfort. Puis, vers les dix heures trente, nous recevons l’ordre de poursuivre vers Rougegoutte. Le pont principal étant détruit, certains chars remontent jusqu’à une usine où les artificiers allemands n’ont pas eu le temps ou ne savaient pas que cette passerelle existée. Toujours est-il qu’elle est restée intacte, ce qui a permis à ceux-ci de traverser la rivière sans difficulté. Si cette passerelle autorise le passage des chars légers, il n’en est pas de même pour le gros “Tank-Destroyer”. Ils sont obligés de traverser la Savoureuse à gué. Heureusement, le lit de la rivière repose sur un fond parsemé de petits galets qui supporte aisément les blindés. L’eau est haute et atteint la moitié des barbotins, mais nous passons sans peine. Au lieu de poursuivre directement en direction de Rougegoutte par la D12, deux chars légers et deux half-tracks bifurquent et se dirigent vers le village de Vescemont, au carrefour qui se situe immédiatement à la sortie de Giromagny.
Que dit l’historien François Liebelin sur le combat qui a eu lieu à l’Est de Village de Vescemont.
Deux chars légers du peloton Lucas du 1er RFM s’avancent à la lisière Est du village (Vescemont) et entre en contact avec l’ennemi retranché dans un réseau de tranchées. Deux hommes du 2ème peloton du 2ème escadron du IIème Cuir sont tués.
Ce compte-rendu est trop succinct à mes yeux pour décrire l’une des pages les plus sombres de notre peloton et leurs circonstances exactes – ou les plus proches de la vérité – de cet accrochage.
N’ayant pas été présent sur l’un de ces chars, je me suis attaché aux témoignages de rescapés encore en vie en 1997. Ils m’ont précisé qu’ils étaient tombés dans une véritable embuscade tendue par les éléments retardateurs de l’ennemi. C’est par la population civile française que les Allemands avaient fait creuser un réseau de tranchées, parallèles à la colline boisée se situant au Nord-Est du village et permettant d’avoir une visibilité parfaite sur l’ensemble de ce dernier se trouvant en contrebas.
En fait, ces deux chars, pour cette action, étaient commandés par le Capitaine de vaisseau Coelenbier qui devait remplacer (sans doute) l’E/V Lucas. Ce remplacement au pied levé, n’était pas le seul. Voici ce qu’en dit monsieur Yves Le Bras (énoncer Le Brasse), qui a été très sérieusement blessé lors de cet engagement.
L’équipage comprenait un nouveau chef de char, le Capitaine de Vaisseau Coelenbier – qui vit actuellement à Toulon – moi-même, chauffeur; un aide-chauffeur, sans doute du 11ème Cuir, remplaçant le titulaire évacué et un canonnier nouvellement arrivé dans l’escadron. Mes équipiers étaient donc tous des nouveaux dans le métier, y compris le chef de char qui venait d’un autre escadron.
Donc si le char du Quartier Maître Marcel Guaffi (qui participait à la même opération); avait son équipage habituel, celui de l’officier qui dirigeait l’action était composé de personnel de bric et de broc, avec les moyens du bord. Il m’a été dit durant cette attaque, à un moment donné de la journée que le cavalier Belin dit “Patard” – qui était fort handicapé du fait de sa blessure au genou reçue dans le maquis du Vercors – avait pris la place d’un aide-chauffeur dans l’un des chars des Fusiliers-Marins. A l’époque, je trouvais qu’il avait beaucoup de chance, car notre but à tous était d’intégrer une unité de chars au combat. Pour moi, il n’y a aucun doute que c’était lui qui était devenu provisoirement (?) Fusilier-Marin de la 1ère DFL.
Par la suite, j’ai eu un entretien téléphonique avec monsieur Yves Le Bras, il a eu la gentillesse de me préciser que le canonnier, qu’ils avaient “touché”, était un Alsacien, cuisinier de son état, qui désirait rentrer dans son Alsace natale en combattant. Le malheur c’est qu’il n’avait aucune formation préalable à ce poste. Au cours du combat, il a reçu l’ordre du Capitaine de tourner la tourelle vers la gauche, pour pointer le canon de 37mm en direction du système de tranchées ennemi. En exécutant cet ordre, il empêchait du même coup l’ouverture de l’écoutille du Chauffeur, me bloquant à mon poste de pilotage.
Mais revenons à la lecture de la lettre de monsieur Yves Le Bras, elle est très instructive :
Au matin du 22, nous avons progressé sans difficulté jusqu’au village de Vescemont.
J’ai arrêté mon char à l’abri d’une maison en attendant que les renforts arrivent car nous avions effectué une progression relativement importante et il ne fallait pas nous laisser couper de l’arrière.
Les Soutiens Portés que nous avions sur nos chars, donc des gars de chez vous (11ème Cuirassiers), ont pris position au-delà d’une route goudronnée à une dizaine de mètres devant nos chars, et c’est là qu’ils ont été “allumés” par des Snipers. Coelenbier et l’officier qui commandait aux 11ème Cuirassiers s’apercevant qu’il y avait des blessés, sont venus demander des couvertures à la personne qui habitait la maison devant laquelle nous nous trouvions, pour aller les récupérer. C’est à ce moment que je suis intervenu et leur ai indiqué que s’il fallait réaliser le sauvetage, il fallait y aller avec le char.
D’après ce passage de la lettre de Le Bras, on comprend mieux ce qui s’est passé. La première phase de l’action est classique. Conformément aux ordres reçus au début de l’attaque (à Ronchamp), les chefs de chars responsables de leur blindé devaient utiliser les Soutiens-Portés à leur convenance. Notre rôle, notre mission consistait à la protection rapprochée du char sur lequel nous étions affectés; en cela Luc Devillon et Paul Frécon dit “La Môme” n’ont fait qu’appliquer les ordres permanents qu’ils avaient reçus. Vient se rajouter à cela une amitié, une cohésion grandissante entre l’équipage du char et les Cuirassiers, qui soudait de plus en plus cet ensemble d’hommes à un seul commandement, celui du chef de char.
Une très réelle sympathie était née entre FFL et FFI.
Cette mission des Soutiens Portés du 11ème Cuirassiers est confirmée dans l’article de monsieur Elie Rossetti qu’il a fait publier dans la revue “La Vôge”, déjà citée, de mars 1996 à la page 48:
…..Quand on fonçait, nous étions sur le char, dès que ça tirait, nous passions devant pour le protéger des grenades (dangereuses pour la tourelle ouverte.) ou des bazookas…
Ainsi, Luc Devillon et Paul Frécon se sont portés à l’avant de leur char et cela à quelques dizaines de mètres en traversant la route goudronnée afin d’assurer leur mission. Des Snipers embusqués dans le système de tranchées, ont fait feu à une centaine de mètres. Nos deux Cuirassiers tombent grièvement blessés, Luc Devillon à la tête et Paul Frécon au haut de la cuisse droite.
Au même instant, Georges Torchin dit “OFI” et Léon Leroy, embusqués derrière un “fenestrou” de la ferme derrière laquelle se trouvait le char de Le Bras, la dernière du village, observaient ce qui se passait. Avec le fusil mitrailleur (FM) mis en batterie, ils étaient en mesure de couvrir leurs camarades. Voici ce qu”‘OFI” écrit dans le petit carnet de “Ben-Hur”:
…..Nettoyage, les “Chleuls” se sont repliés sur la forêt de Rougegoutte. “FM”, “OFI, Leroy, face à tranchées “Boches”. Apparitions “Fridolines”. “FM” s’enraye. Deux “Chleuls” sortent en courant; font deux cents mètres, puis reviennent en courant encore, disparaissent dans le bois. “FM” fonctionne trop tard. Croyant qu’ils viennent se rendre, “La Môme” et Luc Devillon vont à leur rencontre….
Un éclairage complémentaire est donné par ce fameux carnet de route. “OFI” et Leroy avaient la possibilité de surplomber la scène du drame. Ils étaient en position pour voir très correctement l’action. Qu’ont-ils vu ? Deux Allemands qui couraient vers les lignes françaises en direction de Luc Devillon et de Paul Frécon. Ceux-ci avançaient afin d’éclairer et de protéger le blindé dont ils étaient responsables vis à vis du chef de char. Vraisemblablement, nos deux Cuirassiers voyant arriver vers eux deux Allemands sans armes, ont dû supposer qu’ils venaient se rendre. Ils n’ont pas tiré sur eux pour les abattre et c’est à ce moment qu’ils ont été blessés grièvement par deux tireurs d’élites allemands cachés dans l’une des tranchées.
Dans ce récit écrit le lendemain des faits, l’indication VONT SUR ORDRE, a déclenché une sourde polémique. Tout naturellement certains camarades de combat attribueront la paternité de cet ordre à l’Aspirant “Ben-Hur”; n’était-il pas celui qui, à terre, commandait les cavaliers du 2ème peloton du 2ème escadron du 11ème Cuirassiers ?
Personnellement, je n’en suis pas convaincu, car les témoignages que j’ai recueillis par la suite, de combattants ayant participés à l’accrochage, ne font aucune mention d’un pareil ordre. Ceux à qui j’ai demandé de préciser pourquoi ils étaient sûrs que l’ordre a été donné par l’Aspirant, ont été très évasifs.
Le premier acte de la tragédie de cette funeste journée se termine; le second va être tout aussi meurtrier – Il s’agit du sauvetage des deux blessés. Redonnons la parole à Monsieur Le Bras :
…..J’ai traversé la route goudronnée. Je me suis mis de telle manière que le blessé (Paul Frécon) se trouvait protégé par le char et je suis sorti. Avec Coelenbier et le gradé de chez vous, nous avons mis le blessé derrière la tourelle. Votre camarade était blessé au haut de la cuisse et ma main était pleine de sang lorsque je l’ai soulevé…
Il semble bien que les secours aient été opérés en deux épisodes bien distincts :
Le premier pour ramener Paul Frécon jusqu’au char de l’endroit où il a été blessé, et ceci sous la mitraille très dense : Auguste Auger et Champenois (?); le deuxième épisode pour hisser le blessé sur le char : L/V Coelenbier; “Ben-Hur”; Belin dit “Patard” et Gatignol.
Durant cette première partie du sauvetage, seuls ces deux Cuirassiers se sont lancés au secours de leur camarade, bravant le feu nourri des Allemands. Ils se sont servis d’une couverture pour l’envelopper et le porter jusqu’au char. Là, pour les aider à le hisser derrière la la tourelle du “light”. Ils ont retrouvé l’ensemble du groupe de Soutiens-Portés et de l’équipage. Il fallait se sortir au plus vite de ce guêpier et ramener rapidement le blessé au poste de secours le plus proche.
Le témoignage de monsieur Auguste Auger sur cet épisode est le suivant :
Il faut vraiment du coeur au ventre pour bondir dans la cour de la ferme poursuivis par le feu intense de l’ennemi. Les balles ricochaient avec un miaulement caractéristique qu’ils avaient déjà connu auparavant; Ils sentaient plus qu’ils ne voyaient les pierres volaient sous l’impact des balles et projetaient sable, terre et cailloux sur leurs talons. Ils avaient l’impression désagréable que leur vie ne tenait qu’à un fil, mais dans l’action, ils dépassaient leur peur.
Haletants, après avoir traversé la route goudronnée, ils ont poursuivi leur sprint sur le chemin de terre jusqu’à la position où se trouvait Paul Frécon. Arrivés à la hauteur du corps allongé de ce dernier, ils constatent qu’il est en vie. Il est très salement touché. Une tâche de sang s’agrandit sur la jambe droite de son treillis, au niveau de la cuisse droite. Un amalgame de tissus, de peau et de chair est dilué dans un sang abondant. On a l’impression que l’os est broyé. C’est affreux ! Chaque mouvement lui arrache un hurlement de douleur malgré sa volonté. Il serre les dents, mais n’y peut rien. A deux, ils essayent de le déplacer vers le fossé pour l’abriter des tireurs ennemis; ses hurlements redoublent et il les supplie de le laisser sur place.
Sur les indications de “La Môme”, Auguste Auger sort un flacon d’alcool de menthe de la poche de sa veste de treillis du blessé. Celui-ci le conservait en permanence sur lui en cas où il en aurait besoin. Auger lui en fait avaler une gorgée. Soit celle-ci était trop abondante, soit l’alcool était trop fort, ou encore, Frécon n’avait plus assez de force pour combattre la douleur, le fait est que ce dernier a failli s’étouffer.. Après avoir repris ses esprits, il désigne du doigt l’endroit du verger où devrait se trouver, invisible, le corps de Luc Devillon.
Mais revenons à la lecture du compte-rendu de campagne de novembre-décembre 1944 du 2ème peloton, rédigé par “OFI” qui faisait office de correspondant de guerre II a écrit dans le petit carnet noir de “Ben-Hur” ce qui suit :
Aspirant, “Patard”, Auger, réussissent à ramener “La Môme” sur le “131”. Hélas, “36” se fait tuer de deux balles dans la poitrine en cherchant Devillon ainsi que Calandry, foudroyé à son FM. Sève et Pierre Lecomte blessés. Luc Devillon est achevé par de nouvelles balles. Morts et blessés sont ramenés sur le “132”, protégé par un Scout-Car.
Dans son livre “A bras le coeur”, Roger Barberot relate cette action à la page 228. Il dit ceci :
Mais ces garçons qui viennent du Vercors, ont tellement envie de montrer qu’ils sont à la hauteur de leurs aînés, ils ont tant de confiance en nous (les Fusiliers-Marins) qu’ils baignent dans un climat d’héroïsme inconscient.
Une autre section (il veut parler de peloton) recommence ce jour même en accompagnant des chars qui ont essayé, sans succès, de passer dans les champs à demi inondés qui bordent la route.
Un chef de char qui était hors de la tourelle est blessé; deux de leurs hommes sont tués. Ils s’acharnent à ramener tout le monde et se font encore blesser plusieurs hommes pour ramener tous les leurs.
Magnifiques et sublimes Marie-Louise du Gaullisme. Ils ont tous vingt ans à peine et sont éperdus de gloire et d’héroïsme.
Au cours d’une réunion de chefs de corps de la Division quelques jours plus tard, je dirai : “Le 11ème Cuirassiers est l’infanterie. la meilleur et la plus agressive que j’ai employée.”
Ainsi, il y avait un autre peloton que le 2ème de l’escadron Jury qui avait eu, lui aussi, un accrochage dramatique avec les éléments retardateurs allemands. En recherchant des documents sur cette tragédie, j’ai découvert le nom de l’Aspirant dans le peloton duquel il y a eu des morts et des blessés dans cette rencontre.
En fait, le commandant Barberot est directement mêlé à cette action, puisque c’est lui qui a ordonné la patrouille dirigée par l’Aspirant en question. Cette patrouille devait le renseigner sur les caractéristiques d’un fossé antichars qui nous barrait la route de Rougegoutte.
Il s’agit du peloton de l’Aspirant Pierre Durand. Il a emmené ses hommes en reconnaissance jusqu’au fossé. Pour se faire, ils ont dû traverser un glacis sans aucune protection. Ils se sont trouvés pris sous le feu croisé d’armes automatiques balayant les abords du fossé antichars. Il a eu deux morts et quatre blessés en exécutant la mission que le Commandant Barberot lui avait confiée.
Pour cette action et pour une autre précédente, Pierre Durand s’est vu décerné la Médaille Militaire. Je me suis appliqué à rechercher et j’ai retrouvé le décret d’application. Il est daté du 3 mars 1945 portant attribution de sa Médaille Militaire qui est paru au J.O. du 18 mars 1945 en page C273.
Ce décret est libellé comme suit :
DURAND (Pierre), Aspirant du 11° Cuirassiers : Chef de peloton ayant la plus haute conception du devoir militaire. Brave et réfléchi, son peloton étant Soutien-Porté sur chars légers du 1er Régiment de Fusiliers-Marins, a brillamment coopéré à la prise de Rougegoutte, le 22 novembre 1944, occupant plusieurs points d’appui dans le village encore aux mains de l’ennemi, lui infligeant des pertes et faisant quelques prisonniers. A ensuite pris la tête d’une patrouille de reconnaissance effectuée vers un fossé antichar situé en rase campagne et placé sous le feu précis des armes automatiques ennemies. Malgré ses pertes, a tenu à accomplir sa mission et est revenu avec tous ses morts et blessés. Déjà cité une fois.
Quant à notre peloton, ce n’est pas deux, mais trois tués et trois blessés que nous avons a déplorer. Il y aura Devillon, Calandry et Thieulle dit “36” qui seront tués ; Frécon dit “La Môme”, Sève et Pierre Lecomte qui seront blessés plus ou moins sérieusement.
Deux remarques sur le récit du Commandant Barberot :
Cet officier a apprécié les qualités et vertus des cavaliers du 2ème escadron du 11ème Régiment de Cuirassiers. Il admirait leur courage et leur mordant durant toute la durée de leur coopération avec son unité de Fusiliers-Marins qu’il avait l’honneur disait-il, de commander. Il a même souhaité que certains Cuirassiers rejoignent son régiment. Fidèle en amitié, il a demandé en 1989 à monsieur Jean-Pierre Chevènement l’homologation d’une citation à l’ordre de l’armée en faveur du 2ème escadron, qu’il avait rédigée à l’issue de la campagne des Vosges et d’Alsace, celle-ci n’ayant pas abouti jusque là.
On s’aperçoit aussi qu’il n’a qu’une vague idée de celui qui, parmi les Fusiliers- Marins du “131”, a été blessé. Ce n’est pas le chef de char, le L/V Coelenbier, mais Yves Le Bras, pilote de ce blindé qui a eu l’oeil droit arraché par une balle. Nous y reviendrons.
Il est aussi particulièrement intéressant de lire ce que le quartier-maître Marcel Guaffi a écrit sur son carnet de route immédiatement après l’accrochage :
…Progressons sur Rougegoutte. Les 88 pleuvent. Nombreux morts et blessés à l’entrée de Vessones. Gars du 11ème Cuir essayant de faire quelques prisonniers est tué ou grièvement blessé. Le Lt Coelenbier essaie de le tirer sur le char; Son chauffeur Yves Le Bras est blessé d’une balle dans l’oeil droit. Je vais pour les récupérer et marche devant le char; le détachement du 11ème Cuir derrière. Le sergent voulant me rejoindre est tué à côté de moi. Le porteur de FM (Calandry) aussi, de même que son ravitailleur…(feuille du carnet déchirée, impossible de lire)…ordres. Est blessé aux…touché gravement aux…à ramener morts et blessés, mais à quel prix. C’est un miracle que j’en suis revenu “intact” !
Ces différents récits nous permettent de constater plusieurs contradictions, mais ce dont nous pouvons déjà affirmer, c’est qu’au début de l’opération, seuls deux chars “light” étaient présents sur les lieux : Le “131” et le “132”. Ils faisaient parti d’un élément de reconnaissance cherchant le contact avec l’ennemi.
Que dit le pilote Yves le Bras du “131”. Poursuivons la lecture de sa lettre du 16 avril 1997:
J’ai repris mes leviers pour m’approcher du 2ème blessé (on m’a dit plus tard qu’il était mort; est-ce exact ? ). Coelenbier m’a interdit de sortir; a donné l’ordre au canonnier d’orienter la tourelle vers les tireurs, ce qui m’obligeait à fermer mon panneau; il a demandé à l’aide-chauffeur de sortir en laissant le panneau ouvert.
J’entendais des bruits de voix à l’extérieur. J’avais le sentiment que les sauveteurs avaient des problèmes. J’ai attendu un moment, puis j’ai crié par le panneau ouvert de l’aide-chauffeur que je me proposais de sortir. J’ai attendu, et n’ayant aucune réponse, je me suis mis debout et pendant que je faisais un rétablissement avec une main sur le panneau et l’autre sur le canon, j’ai ramassé une balle qui m’a brûlé le haut du nez, arraché “l’œil” gauche et cassé l’os de la tempe.
Nous sommes au second acte de la tragédie, la récupération des blessés. Celle-ci ne s’est pas bien passée, elle a été catastrophique pour les attaquants.
Le quartier maître Marcel Quaffi entraîne derrière lui l’escouade du Maréchal-des-Logis Thieulle dit 36. Acclamé et abreuvé par les citoyens libérés, il a beaucoup bu de mirabelle. Inconscient, il est survolté et semble survoler la situation. Il fait fi des balles qui ricochent autour de lui en miaulant.
Ici, j’emprunte un passage du manuscrit inédit de André Madeline dit “Calva”. Que dit-il sur cette action ?
…..Après avoir envoyé l’ensemble des hommes du groupe; c’est à dire “Trente-Six”, son
tireur au “FM” Calandry, Sève, P.Lecomte et M.Gatignol, “Ben-Hur”, lui, grimpe dans le char “132”, et, s’aidant du périscope, de l’intérieur de la tourelle, il essaie de tirer sur l’ennemi à l’aide de la mitrailleuse lourde 13,2 de DCA.
“Trente-Six”, en avant, se fait tuer de deux balles dans la poitrine; Calandry est foudroyé à son “FM”, Sève est blessé au pied droit et Pierre Lecomte est touché au nez. Sa blessure saigne abondamment sans présenter de gravité majeure.
Avant de poursuivre plus avant le récit de cet accrochage, penchons-nous un peu plus sur la configuration de cette fameuse tranchée qui a coûté si chère à notre peloton.
Creusée par les habitants de l’ensemble des villages environnants et par ceux de Vescemont, elle est située à la lisière Est de ce dernier sur une colline boisée. Elle a été exécutée derrière une carrière qui se trouve là, à quelques cent mètres de la ferme des Perrod. Située à mi-pente de la colline, elle permet aux combattants allemands d’avoir une vue panoramique exceptionnelle sur le village et particulièrement sur la grand’ rue qui monte vers la D24 en passant devant la mairie; rue qu’emprunterons les éléments avancés de la 1ère DFL. Un bistrot se trouve au carrefour. Il a été aménagé en dortoir par les troupes d’occupation. Ce café servira de cantonnement aux Fusiliers-Marins et cuirassiers le soir venu. A l’intersection entre la Grand’rue et la D24 qui relie le hameau de Rosseront à Rougegoutte, les assaillants se trouvent à très courte distance et en face à la tranchée.
Nous sommes en novembre; les arbres ont perdu leurs feuilles. La visibilité est parfaite à quelques endroits où l’on se trouve dans la tranchée et sur toute sa longueur. Profonde d’un mètre cinquante environ, il a été prévu des emplacements de tirs à intervalles réguliers. Cette dernière a été creusée en parallèle à la route allant à Rougegoutte du Lieudit “Le Paino” à “La Vierge”.
Pour atteindre cette position, les Allemands venant de Giromagny, devaient monter jusqu’à l’intersection en passant devant la mairie et le bistrot (maintenant transformé en maison d’habitation). Puis, prendre le petit chemin de terre donnant accès à la ferme des Perrod ( aujourd’hui rasée) et traverser les prés en direction de la forêt de Rougegoutte. Arrivés à proximité de la carrière, ils sont obligés de la contourner pour accéder à la tranchée.
Entre le bistrot et non loin de la ferme des Perrod, il y a un vieux hangar dans lequel les habitants de Vescemont et des environs ont l’habitude de distiller la mirabelle.
Ce 22 novembre, la famille Perrod voit passer devant leur cour des groupes de fantassins allemands et des éléments isolés. Ils semblent harassés, sales et à bout de force. Ils se dirigent à travers champs vers la carrière, la contournant afin de pénétrer dans les bois de Rougegoutte. Ils essaient de se soustraire à la vue des éléments français de reconnaissance en descendant dans la tranchée.
De leur côté, les deux “light” “131” et “132”, après s’être arrêtés un moment devant la mairie, viennent se positionner derrière la ferme des Perrod, juste devant le hangar.
C’est en voulant exécuter leur mission de protection de leur blindé que Luc Devillon et Paul Frécon se sont avancés au-delà de la ferme dans les prés où ils ont été touchés par les tireurs d’élites allemands. – Monsieur Perrod nous a fait part de sa certitude que les Snipers allemands utilisaient des fusils à lunettes (?). C’est aussi à ce moment que “OFI” et Leroy, de leur “fenestrou” de la ferme Perrod, ont aperçu les deux soldats allemands simulant le désir de se rendre.
On connaît la suite, tout est en place pour le second acte de cette effroyable journée.
Le Commandant Barberot est un combattant d’une armée régulière, il ne connaît pas ce qui était réservé aux FFI lorsque blessés, ils étaient capturés par les Nazis. Il ne peut comprendre ce que ces jeunes insoumis ont comme devise : On ne laisse jamais un camarade blessé sur le terrain.
D’autre part, il n’y a rien d’étonnant à ce que ces Anciens des Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), entraînés par une troupe aguerrie comme l’est le 1er Régiment de Fusiliers-Marins (1er RFM), veuillent prouver qu’ils sont aussi braves que leurs Anciens des Forces Françaises Libres (FFL). De plus, de l’aveu même du Quartier-maître Marcel Quaffi, sa bravoure tenait plus de l’inconscience que de la raison; et pour cause ! Il était devenu insensible à la peur du fait de la mirabelle. C’est quasiment miraculeux que certains sauveteurs soient indemnes après une pareille action. Je tiens à rappeler ici ce que le Commandant Barberot a écrit par la suite au sujet des Cuirassiers “qu’ils baignent dans un climat d’héroïsme absolument inconscient et ont un sentiment de supériorité et d’invulnérabilité”.
Donc, deux Cuirassiers se sont fait grièvement blessés. Ils sont à terre. L’un, Devillon est tombé dans les prés; l’autre, Frécon sur le chemin qui longe la ferme des Perrod. Ce sont tous les deux des Soutiens-Portés du “131”, provisoirement commandé par le L/V Coelenbier. Il est environ 11 heures 30.
Deux autres Cuirassiers du même “light” vont se porter au secours des blessés; il s’agit de Auguste Auger et un autre que je n’ai pas pu identifié (?). Ils ont la baraka et aucun d’eux ne sera touché malgré un feu intense qui les entoure. Le cavalier Auger en reviendra en loques, ses habits ont été hachés par les balles et il est couvert de sang; cependant, il n’a aucune égratignure.
Il retrouvera dans son portefeuille, qu’il garde dans la poche gauche de son battle-dress, une balle déformée qui est venue mourir dedans sans le toucher, juste au niveau du coeur. Il l’a échappé belle ! Son apparence est effrayante.
Dans un premier temps, seul Paul Frécon a pu être ramené au char. Luc Devillon est toujours allongé inconscient dans le pré.
A l’arrivée au “light 131”, ils constatent qu’il y a foule autour du blindé. Ils sont revenus pour demander que le char vienne se placer entre le blessé restant dans le pré et les tireurs allemands afin d’installer celui-ci sur la plate-forme arrière du “131”. “Ben-Hur” est là, il est accouru dès qu’on lui a signalé qu’il y avait un “grabuge” grave parmi les hommes de son peloton. Avec l’aide du L/V Coelenbier et du chauffeur Yves Le Bras, ils hissent le blessé sur le char, enveloppé dans une couverture.
La confirmation de ce que j’écris est donnée par le chauffeur Yves Le Bras qui écrit dans sa lette du 16 avril : Votre camarade était blessé au haut de la cuisse et ma main était pleine de sang lorsque je l’ai soulevé.
Maintenant, il s’agit de secourir Luc Devillon, toujours étendu dans la prairie. Pour effectuer ce sauvetage, c’est une seconde escouade qui se lance vers le camarade blessé. Pendant qu’entraînée par l’infatigable Marcel Guaffi l’équipe s’avance, “Ben-Hur” monte dans la tourelle du char pour couvrir les secouristes à l’aide de la mitrailleuse lourde antiaérienne 13,2. Il se sert du périscope et seul son bras droit sort de la tourelle pour actionner la mitrailleuse. Il s’apercevra plus tard qu’une balle a troué la manche de son blouson.
Le groupe de secours est impressionnant, il est constitué d’un Fusilier-Marin, le Quartier-Maître Marcel Guaffi, chef de char, suivi du Maréchal des Logis Thieulle dit “Trent-Six”, de Calandry muni de son fusil-mitrailleur, de Pierre Lecomte, pourvoyeur du FM, Sève et Gatignol. Deux d’entre eux seront tués et deux autre blessés.
Curieusement, depuis quelques années, bien longtemps après les faits et souvent par des personnes qui n’ont pas participé à cet accrochage, une polémique est née : Il faut trouver un responsable à ce gâchis, celui qui a donné l’ordre de secourir le blessé. Cette polémique est bien réelle et malheureusement elle entretient un climat de rancoeur qui persiste dans le temps. Qui a donné l’ordre d’aller au devant des Allemands qui paraissaient vouloir se rendre? Qui a donné l’ordre d’aller chercher les morts et les blessés?
A ces deux questions, les opinions divergent et on ne saura jamais l’exacte vérité. Du reste, est-ce nécessaire après coup? Cela fera-t-il revenir à la vie nos malheureux camarades de combat?
La fin de la lettre de monsieur Yves Le Bras donne, sans doute, une réponse convenable à l’une de ces deux questions :
Etait-ce à nous d’aller récupérer les blessés ou devions nous attendre le renfort de l’arrière ? Je n’ai pas de réponse. Il est vrai que dans le feu de l’action, on agit souvent d’avantage par reflex que par raisonnement.
Sage, très sage conclusion que cette remarque; on sent l’homme qui a longuement réfléchi, qui a analysé sérieusement les conséquences de cet événement.
Un autre témoignage, celui de Marcel Guaffi, semble donner confirmation de ce qu’avance Yves Le Bras tout en précisant son rôle.
Je vais pour les récupérer et marche devant le char. Le détachement du 11ème derrière. Le Sergent, voulant me rejoindre, est tué à côté de moi; le porteur de FM aussi, de même que son ravitailleur…
Ainsi le Quartier Maître Marcel Guaffi du 1er RFM semble s’attribuer le rôle d’entraîneur dans le sauvetage des blessés.
Ne peut-on penser, comme le dit Roger Barberot, que ces jeunes du 11ème Cuirassiers étaient éperdus de gloire et d’héroïsme et n’auraient pas supporté que les Anciens FFL doutent de leur courage? Ils voulaient absolument prouver qu’ils valaient ces derniers.
C’est donc ainsi que André Thieulle et Calandry se sont fait tuer par balle, en allant secourir Luc Devillon étendu dans un pré.
Le 2ème peloton, du 2ème escadron du 11ème régiment de Cuirassiers, au soir de cette funeste journée, fait ses comptes:
Trois tués : Devillon; Thieulle et Calandry.
Trois blessés : Frécon; P. Lecomte et Sève.
Après plus de cinquante ans, des flashs reviennent en mémoire de ceux qui ont participé à ces instants douloureux. C’est ainsi que dans ces scènes brèves et instantanées de ce sauvetage, deux images resteront gravées à jamais dans la tête de Auguste Auger, l’intensité du regard de Calandry à l’instant de sa mort dans ses bras et le bras de “Ben-Hur” sortant de la tourelle du char, agrippé à la détente de la mitrailleuse.
D’après monsieur Jean Perrod, le fermier, Luc Devillon aurait été achevé lorsqu’il était sur le char (?). Placé allongé sur la plage arrière du “131”, le blessé a été atteint par une seconde balle d’un Sniper, qui l’aurait achevé; et de préciser: Il n’aurait pas fallu le placer derrière cette tourelle où il se trouvait trop exposé…
Tous les éléments de reconnaissance se sont regroupés soit devant la mairie, soit devant le café. Pour le moment la principale préoccupation, bien que le coeur n’y soit pas, c’est de se restaurer et de trouver un cantonnement pour passer la nuit prochaine.
En effet, comme Georges Torchin l’écrit dans le carnet de “Ben-Hur”: Prenons position tandis que la “Biff”, arrivée, poursuit vers Rougegoutte…
Pour nous, le combat s’arrêtera là pour aujourd’hui. Monsieur Jean Perrod nous rappelle qu’à cet instant, les cloches de l’église de Giromagny ont sonné à toute volée la joie de la population enfin libérée.
Mais que dit le chef de char du “131”, redonnons lui la parole:
Pansons nos plaies. Nous logions dans un café bien aménagé par les Fritz. Lits superposés et bonne (fille de salle) à qui j’essaye de faire du baratin. Elle pleure, devant regretter le départ de “l’ami Fritz” – Négatif!
Quant au L/V Coelendier; il a très peu de souvenir de cet accrochage, uniquement un flash, une scène furtive et bienfaisante qu’il m’a décrite dans sa lettre du 4 mai 1997.
C’est ainsi qu’avec un de mes compagnons de char, nous avons été accueillis par deux femmes qui nous ont fait tremper les pieds dans des bassines d’eau chaude; des pieds quin’avaient pas vu l’eau depuis plusieurs jours. C’est un souvenir dont la précision des détails m’est restée en mémoire, mais dont la localisation m’échappe totalement…
La nuit du 22 au 23 novembre 1944, décrit dans la sécheresse des mots dans le carnet de “Ben-Hur” a été exprimée par “OFI” en ces termes : “Nuit calme”
Journée du mercredi 23 novembre 1944
Comme les Fusiliers-Marins ayant participé aux combats de la veille, les chars “131” et “132” sont à l’arrêt. Le 2ème peloton de l’escadron Jury cantonne lui aussi dans la commune de Vescemont pour la nuit du 22 au 23 novembre et pour toute la journée du jeudi 23. Les cavaliers se sont répartis et partagés en plusieurs lieux dans le village suivant les équipages des chars, les affinités et les invitations des habitants. Ces derniers sont très fiers de loger leurs Libérateurs et heureux de pouvoir parler avec eux des actions passées et à venir. Le bivouac s’organise. Le personnel combattant a envahi les granges, les fermes et le café du carrefour de la Grand’ rue et de la D14 qu’utilisaient les Allemands.
Parmi les Cuirassiers, le moral est plutôt bas. Aujourd’hui, comme les jours précédents, la journée est froide, pluvieuse et triste; aussi triste que les coeurs blessés de tous ces hommes qui viennent de perdre des amis. Elle commence dans la morosité, la tristesse, les questions sans réponses, le souvenir des copains disparus.
Luc Devillon était un garçon svelte, intelligent, au visage fin, distingué et aimable; il avait dix-sept ans lorsqu’il a été tué. Protestant de religion, lyonnais de naissance, c’était un paroissien du Pasteur Roland Depury. André Thieulle, Maréchal des Logis, dans sa vingtième année, était un gars solide comme la plupart des Normands de notre peloton. Volontaire, il a rejoint le maquis du Vercors le trente mai 1944. Etant arrivé le trente-sixième au C12 (camp n°12), les copains ne se sont pas “cassés la tête”, ils lui ont donné le pseudonyme de “trente-six”. Quant au brave Paul Calandry, c’était un catholique fervent au visage ouvert âgé de dix-huit ans.
Ces trois morts venant se rajouter à la disparition du sous-lieutenant Marc Coquelin dit “Charvier” tué avant-hier, le vingt et un novembre à l’âge de vingt-quatre ans, sont trop présents dans leur l’esprit pour que les Cuirassiers retrouvent leur sérénité et l’enthousiasme du début de l’attaque, chacun ayant en mémoire les tristes événements de ces deux derniers jours de combat. Par moment, la révolte intérieure gronde et on se jure de faire payer très cher la mort de nos camarades.
Le cavalier Gatignol est effondré, il reste le seul de son escouade à ne pas avoir été mis hors de combat. Même en ce vingt-trois novembre, il continue de pleurer la perte de ces compagnons. Il ne peut s’empêcher de récapituler : Thieulle tué; Calandry tué; Devillon tué; Sève blessé; Lecomte blessé et Frécon blessé. Le compte est vite fait, sur les cinq Cuirassiers du “131”, il ne reste que lui de valide car il faut compter que Sève était sur le “132”. Il va donc trouver “Ben-Hur” pour lui demander de lui être affecté. Ce dernier accepte volontiers car c’est un garçon courageux qui retrouvera très vite son équilibre. C’est ainsi que le cavalier Gatignol deviendra l’ordonnance de l’Aspirant Bertrand Morel Journel.
Quant à Auguste Auger, un Normand courageux, il revit intensément les instants qu’il a vécu la veille. Il rumine sa tristesse. La décompression des moments difficiles s’effectue lentement. Hier au soir, il a entrepris, tant bien que mal, de remettre de l’ordre dans ses vêtements. Il devrait les laver, mais cela pose un problème particulièrement difficile à résoudre, car, par endroits, ils sont déchirés et couverts de sang des blessés et des morts.
Après l’accrochage, son aspect était tellement effrayant qu’un brancardier-infirmier, le croyant lui-même blessé, lui a demandé ce qu’il attendait pour ce faire soigner.
Il se revoit courbé sur le corps inanimé de Calandry. Ce dernier n’était pas encore mort lorsqu’il est arrivé jusqu’à lui; il n’était même pas dans le coma, mais il ne pouvait plus parler. Prenant délicatement sa tête au creux de son bras, Auger s’aperçoit qu’il le regarde fixement durant une fraction de seconde, puis ses yeux se voilent et il comprend que ce dernier vient d’expirer dans ses bras.
Ce jourd’hui, après une nuit d’insomnie agitée, il doit se nettoyer et redevenir présentable. Premièrement réclamer un treillis neuf qui puisse remplacer celui qu’il a toujours sur le dos. Deuxièmement, demander à une famille de la commune de lui permettre de se laver à l’eau chaude; deux problèmes difficiles à résoudre….Puis étant convaincu d’avoir fait tout ce qu’il devait et pouvait faire le plus correctement possible, Auger est persuadé qu’il a droit à une citation pour avoir participé efficacement à la récupération des morts et blessés des Cuirassiers dans des conditions extrêmement dangereuses. C’est aussi l’avis du brigadier chef Torchin dit “OFI”. Il n’en sera rien car, plus préoccupé par la mise en sécurité de ses camarades blessés il a laissé son FM sur place ne pouvant pas le rapporter en même temps que ceux-ci. Il a fait un choix; Son arme est restée à l’endroit où il a ramassé le corps de Calandry dans une zone extrêmement dangereuse. Mais dans l’esprit militaire de l’Aspirant, une arme ne doit jamais être abandonnée à la merci de l’ennemi, même sous la mitraille.
Pendant que les blindés “131” et “132” restent au repos à Vescemont avec leurs Soutiens-Portés, ils sont rejoints par une patrouille de chasseur de chars (TD) du 3ème escadron du 8ème Régiment de Chasseurs d’Afrique (8ème RCA). Ils ont réussi d’empêcher le pont de sauter avant qu’il soit détruit et ils ont fait prisonnier le sapeur allemand avant qu’il ait pu actionner la mise à feu de la charge. Ils constituent des points d’appui dans le village et participe au nettoyage final de celui-ci avec les éléments du 2ème peloton de l’escadron Jury.
Une patrouille de TD (3ème esc) envoyé à Vescement, occupe le village, avant que le pont n’ait été détruit et ramène un prisonnier. Le Cdt de Castine pousse ses chars légers (1er RFM) et un peloton de TD vers Rougegoutte…
Il faut se souvenir que chaque action de ces deux régiments (1er RFM et 8ème RCA) décrites dans leurs journaux de marche correspond automatiquement aux mêmes actions du 11ème Cuir, puisque les pelotons de ce dernier étaient répartis et dispersés comme Soutiens-Portés sur les blindés de ces deux régiments. C’est ainsi que les officiers du 11ème régiment de Cuirassiers ont eu énormément de mal à situer leurs escadrons au cours des combats.
Dans notre nouvel emploi tactique (Soutien-Porté) nos escadrons sont à la disposition de plusieurs groupements (blindés). Le morcellement se fait aussi à l’intérieur de ces groupements : Le chef de peloton et d’escadron a les plus grandes difficultés pour joindre ses différents groupes ou peloton. A l’échelon E.M., c’est la même chose…
Les autres pelotons du 2ème escadron, c’est à dire le 1er, le 3ème et le G.M. ont cantonné pour la nuit à Rougegoutte libéré par les Bataillons de Marche, les commandos de France ainsi que par le peloton de l’Aspirant Pierre Durand. Lors de ces combats, ce dernier s’est distingué. Malheureusement, il a eu deux tués et quatre blessés dont deux graves.
Le lieutenant Dujet rapporte dans le journal de marche de campagne, que le 22/11/1944 vers dix-huit heures, il a eu d’énormes difficultés pour effectuer sa liaison entre les différents pelotons engagés par manque de véhicules adaptés (Jeep).
11 heures, le 22/11 : Liaison Dujet. L’escadron Jury est devant Rougegoutte – Trois tués et trois blessés – Pierre Durand – Deux tués et trois blessés – C/R de Jury et Dujet demandent munitions.
Un peloton à Vescemont (Morel Journel); un peloton à Rougegoutte (Laborde G.M.); un autre peloton à Rougegoutte – Pierre Durand “Pierrot”; un peloton à Auxelles-Haut -Paul Durand “Paulot”…
Dans la matinée du vingt-trois novembre à Vescemont, les cavaliers du 2ème peloton apprennent que le Capitaine Jury- leur Capitaine- et leur compagnon Yves Chastenet de Géry du 2ème escadron ont été blessés au cours de la nuit par l’explosion d’un même obus Par la même occasion, ils apprennent que c’est le capitaine Lallemand qui est désigné pour le remplacer à la tête du 2ème escadron durant son séjour à l’hôpital.
Aujourd’hui, à Lure, ont lieu les funérailles du Général de Division Giégo Brosset. Ce Général, jeune et intrépide a trouvé la mort dans un accident de la route (Jeep) alors qu’il se portait an tête de sa Division, en plein combat. C’est le Lieutenant Chazalon qui représentait le Régiment. Pour cette occasion, il était porte-étendard du 11ème Cuirassiers.
Journée du vendredi 24 novembre 1944.
Sept heures du matin, les chars légers vrombissent; les moteurs ont atteint leur régime de croisière malgré le froid pénétrant de ce matin de novembre en pays Sous-vosgiens.
Engoncés dans leurs vêtements trempés malgré la halte bienfaisante d’hier, les cavaliers se cramponnent derrière la tourelle, sur la plate-forme arrière de leur blindé respectif Ils essayent de ne plus penser qu’à la mission du jour. Ils trouvent un double avantage à être installés à cet endroit : La protection précaire et éphémère de la tourelle n’est pas à dédaigner et la chaleur dégagée par la ventilation des deux moteurs est fort appréciée. C’est ainsi que nous repartons à l’attaque , entassés à cinq sur ces engins cahotants, vibrants, moteurs hurlants, frigorifiés par une pluie glaciale qui ne cesse de tomber.
La première coupure antichars est atteinte vers neuf heures trente. Les chars sont dans l’obligation de s’arrêter. Il faut leur faire traverser un à un le fossé que le bulldozer du génie a remblayé dans la journée d’hier sous un violent tir de barrage de l’ennemie. Ils passent lentement avec d’infinies précautions. Heureusement, ce matin, les ennemis ont décroché et le passage difficile s’effectue sans trop de problème. Naturellement, les chefs de char avaient pris la décision de faire descendre leurs Soutiens Portés pour éviter qu’en cas d’accident ceux-ci soient trop exposés. Dès que le passage difficile est réussi, nous remontons sur notre plate-forme. C’est au tour des chars lourds, les “Tank-Destroyer” de traverser. Tous, ils réussissent leur passage au grand soulagement de tout le monde. Mais pour cette opération, il a fallu beaucoup de temps, pourtant cette coupure n’a que quatre mètres de large.
Ce n’est que vers midi que nous atteignons un second fossé antichars. Il est considérablement plus important, plus du double en largeur. La seule solution est de jeter un pont par-dessus, même sommaire. Cela va prendre beaucoup de temps et nous n’en avons pas.
Pour le 8ème RCA, il n’y a rien à faire d’autre que d’attendre que le pont soit lancé sur ce fossé. Voici ce qu’en dit l’officier qui a rédigé le journal de marche de ce régiment de Tank-Destroyer :
Pendant ce temps, au Sud, le groupement de Castines réussissait à déboucher de Rougegoutte vers le 12 heures 30 après réparation de la coupure de la route, mais se trouvait arrêté à nouveau, 1500 mètres plus loin, devant une nouvelle destruction très sérieusement défendue. Une fois de plus, le Génie se remet au travail sous les obus…
Depuis hier, le temps ne s’est pas arrangé, il pleut toujours abondamment. La veille le BM24 n’a pas réussi à enlever Grosmagny. Il est probable qu’il n’y arrivera pas plus aujourd’hui. Vu le temps, les chars n’ont pas encore ta possibilité de déborder par les champs; il faut donc essayer autre chose sous peine d’être immobilisé et de permettre à l’ennemi de se ressaisir.
Le Colonel de Gastine n’a pas de solution miracle; il se décide à faire appel aux différents responsables de l’opération pour leur demander leur avis.
Le Commandant Barberot, fort de l’expérience d’Eboulet et de Champagney, à l’instigation de l’un de ses chefs de char (Quartier Maître Marcel Guaffî), préconise de contourner l’obstacle en passant par les collines vues sur la gauche, surplombants le village. Feu vert lui est donné. Il décide d’envoyer par cette voie les chars disponibles afin de prendre à revers la défense boche en passant par la montagne. L’ennemi ne s’attendra certainement pas à voir débouler les Français de ce côté-là; côté considéré comme impraticable.
Ils ont laissé derrière eux la route directe de Rougegoutte à Grosmagny. A l’heure actuelle, elle est impossible à prendre par les blindés. Les quatre chars légers rescapés montent péniblement vers les bois emportant avec eux les hommes du 2ème escadron du 11ème Cuir.
1er Esc. Faure et Lucas, avec quatre chars, appuient par les crêtes l’action du BM24 sur la Chapelle, puis sur Giromagny – Terrain très difficile – Deux chars enlisés au départ….
Ainsi quatre chars des pelotons Faure et Lucas de l’escadron Barberot se frayent un passage par les collines boisées qui dominent Gromagny afin de soutenir l’action du BM24 dans sa progression vers la Chapelle Notre-Dame qui est utilisée comme observatoire par les Allemands.
La pente est très raide, la glaise molle et gluante. Les chars légers, écrasant sous leurs chenilles les arbrisseaux qui poussent sous les grands arbres avancent difficilement. La montée ne va pas sans incident. C’est ainsi que le “132” et le “134” s’enlisent. Il n’y aura donc que deux “light” qui réussiront à vaincre tous les obstacles : Le “131” de Marcel Guaffi et le “115” de Coppenrath.
Qu’en dit le Journal de Marche du BM24 :
Nous remontons plein Nord, c’est par là en effet que nous allons prendre Grosmagny. Au sommet, le BM5 nous double et les chars arrivent. On se sent moins seul, mais le BM5 continue sa route vers la chapelle Notre-Dame qu’il coiffera en peu de temps…
Donc dans cette action deux Bataillons de Marche étaient présents : Le BM5 et le BM24.
Les Bataillons de Marche suivent à distance les deux chars. Dès l’approche de la Chapelle Notre-Dame, nous, les Soutiens-Portés, nous avons vivement sauté des plates-formes arrières pour encercler le lieu du culte. Nous le trouvons inoccupé. Un peu plus bas, au départ d’un chemin qui descend vers le village de Grosmagny, une solide maison forestière nous barre le passage. ïl faut la contourner. Nous pénétrons dans la maison avec suspicion..
Elle est vide d’habitant; mais il règne à l’intérieur un désordre indescriptible. C’est le signe que l’ennemi a déguerpi en vitesse. Nous y trouvons des bottes de cuir, un fusil Mauser, des boites de matière grasse etc…etc.. Il semble que les Allemands ont pris la tangente avec promptitude; ce que nous confirment deux petits vieux qui, assis sur un banc extérieur, contemplent avec calme et indifférence toute cette agitation. Ils nous précisent que les occupants se sont enfuis il n’y a guère que cinq minutes. C’est le bruit des chenilles qui a précipité leur départ. Ils étaient douze.
Arrivé à ce stade du récit, je préfère donner la parole au Quartier Maître Marcel Guaffi :
Devons faire “bouchon” sur Grosmagny. Fossé anti-char. Je propose à Barberot de faire un mouvement tournant et passer par la forêt au-dessus; ça sera difficile, mais les Fritz n’auront certainement pas miné en antichars car (illisible). C’est praticable pour les engins. Partons avec R…..(illisible) et appuierons peloton Lucas (Ce dernier n’a plus que deux chars) – Coppenrath et Rey – Forêt assez dense. Effectivement mines anti-personnelles. La Bif saute dessus.
Arrivée “triomphale” dans le village avec mitraillage “maison”. Les “Frizous” tiennent bon.
Suis le char de pointe, ce qui ne m’enchante pas, mais pas du tout, car ça sent le roussi dans chaque coin. Finalement, je m’emmanche dans la rue principale au débouché de la forêt d’où nous étions descendus “en roue libre”. Un commandant biffin est monté sur mon char pour, soi-disant, me guider. Il me fait entrer dans la cours d’une ferme sur bâbord (à gauche). Un Fritz baissait culotte dans un jardin. Réaction brutale mais logique.
C’est con ! Pauvre type, mais peut-être dans quelques minutes il nous aurait “défalqué” après avoir réajusté son pantalon !
C’était le toubib André Lichwitz, je l’ai vu il y a quelques heures qui était sur la plate-forme de mon engin. C’est presque, c’est même grâce à lui que nous sommes intactes. En effet Coppenrath m’a doublé quand je suis entré dans la cour de la ferme et s’est présenté au carrefour juste devant; il y a le monument aux morts; comme un con, il n’a pas “allumé” ‘(surveillé) les alentours, comme si les Fritz étaient des apprentis !! Je l’ai dit aux biffins; attention ! Vous allez tous vous faire moucher et prévenez le char, des Fritz sont…..(illisible).
Lucas glandouillait dans le secteur; un jeune toubib, sympathique : Théobalt, vachement bien, avait réquisitionné des Fritz et leur faisait porter les brancards. Bon Dieu ! Ils avaient la baraka ! Dans les fossés bâbord et tribord, les gens de chez nous étaient affalés. Des “parpaings” de gros calibre venaient du fort de Giromagny et nous passaient au-dessus de l’antenne. Je l’ai rentré, n’en ayant qu’une.
J’écris dans une espèce de piaule où, après un bon gorgeon, il va faire bon roupiller. Lucas s’est fait moucher entre les jambes – pas de pot – Les mouches passent au-dessus (plutôt de gros bourdons).
En résumé, Coppenrath mouché; Perves tué (un brave type).
Comment : Par manque d’observation. Je n’ai pas voulu (le) lui dire car j’ai envie de pleurer, lui aussi….Qui a commandé la manoeuvre? On avait bien commencé, car la route de Grosmagny n’était pas libre. Une approche telle que je l’avais préconisée au commandant Barberot était bonne. Motus ! Roue libre en débouchant de la forêt I
Demain………..Ah demain ! Bonne nuit parents chéris.
Ainsi, c’est le “115” de Coppenrath qui a pris la tête parce que Guaffi est entré par mégarde avec son blindé dans la cour d’une ferme. C’est donc tout à fait par hasard qu’il se trouve être le “lapin”. Ce sous-officier marinier est un colosse dont le poids dépasse les cents kilos.
En tête, son char arrive à la hauteur du monument aux morts de la guerre 14-18. Ce monument est situé à un carrefour. Coppenrath met son blindé en défilement de tourelle derrière celui-ci. Il observe lentement la rue principale du village. A environ deux cents mètres, il aperçoit un groupe d’artilleurs ennemis s’activant pour mettre en place un canon antichars, l’ennemi mortel de son engin. Entièrement occupé par la manoeuvre de positionnement de sa tourelle afin de détruire cette cible, il ne s’aperçoit pas que derrière l’angle d’une ferme, un panzerfaust pointe son redoutable museau.
Atteint par un obus à charge creuse, le “115” brûle instantanément. C’est au niveau du poste du pilote que le “rocket” a fait un trou rond pour pénétrer le blindage.
C’est le propre de ces obus. Ils sont munis d’une chemise d’un métal qui, au contact brutal d’un blindage, dégage une chaleur intense. Il fait fondre ce dernier en permettant au noyau, c’est à dire l’obus lui-même, de pénétrer à l’intérieur du blindé. L’obus, par ricochets successifs dévaste tout faisant sauter les munitions contenues dans le char. Le feu à l’intérieur de ce dernier devient intense.
On ne peut plus rien pour le pilote Alexis Pervès, il a été coupé en deux au niveau de la ceinture. Lorsque nous nous sommes approchés, nous avons pu constater qu’il avait bien essayé de sortir de son poste, mais qu’il n’avait pas eu le temps d’esquisser le geste nécessaire de traction de ses deux bras s’appuyant sur les rebords de l’écoutille. La mort l’a rattrapé juste à ce moment-là, momifiant le haut de son corps noirci ne laissant plus apparaître qu’un tronc d’homme entièrement calciné, le reste ayant disparu dans la fournaise. C’est un spectacle terrifiant !
Il n’a pas dû souffrir longtemps. Il n’empêche que l’image de ce buste d’homme carbonisé au visage torturé dans un dernier rictus où seules la vision des dents blanches ressortaient, hantera pour longtemps nos esprits.
Le chef de char Coppenrath lui, a réussi à sauter du char en flamme. Mais il est pris immédiatement à parti par les mitrailleuses allemandes. Il est légèrement blessé. De l’équipage, un matelot manque à l’appel.
Ce 24 novembre, il (Coppenrath) descend avec prudence vers la grand’route. Il s’arrête avant d’arriver au carrefour, à demi défilé sur sa gauche par un petit tertre qui porte le monument aux morts.
“Pervès en avant doucement”
Il vient d’apercevoir à deux cents mètres de là des Allemands qui s’agitent autour d’un canon tracté. Quelle belle cible ! Malheureusement le monument masque l’objectif pour le tireur et c’est pourquoi il a donné l’ordre d’avancer un peu.
Subitement, un premier éclair passe devant le char. Coppenrath n’a pas le temps de pousser un juron. Un deuxième éclair, un choc, des flammes, une chaleur intense. Le char vient d’être atteint par une charge creuse et brûle.
Coppenrath a sauté….
Oui, Coppenrath a sauté, mais les mitrailleuses ennemies s’en donnent à coeur joie et il est légèrement blessé. L’Aspirant Lucas, se précipitant pour aider les blessés, est blessé à son tour, mais lui, c’est du sérieux; il est touché par des balles à la hanche et au ventre. Alexis Pervès est mort et l’on constate que le Fusilier Marin Marceau Fontaine manque à l’appel
Nous, les Soutiens-Portés, nous sommes là, non loin de l’Aspirant Martial Faure et du Quartier-Maître Marcel Guaffi. Heureusement, ceux du char détruit par le panzerfaust avaient sauté quelques minutes plus tôt. Ils sont indemnes et regardent de loin brûler “leur” char avec une infinie tristesse.
Dans la bagarre, les munitions, les couvertures, les vivres que les hommes du 11ème Cuirassiers-Vercors avaient entassés sur les chars, ont été en partie perdus. Nous partageons ce qui reste et nous nous tassons pour la nuit….
Ce passage de Roger Barberot confirme s’il en était besoin, la très grande fraternité d’armes qui, en quelques jours seulement, s’était développée entre les hommes de l’équipage et ceux des Soutiens-Portés.
La sécheresse du compte-rendu de cette action décrite dans le journal de campagne du 1er RFM est caractéristique d’hommes habitués aux combats réguliers depuis plusieurs années. Pour nous, relativement nouveaux dans ce genre de combats, moins aguerris, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser aux compagnons d’armes qui disparaissent :
A 13 heures, Lucas déboule sur les premières maisons de Grosmagny et avance jusqu’au carrefour malgré une violente opposition ennemie. Lucas est blessé. Un char est détruit par Bazooka. A 17 heures 4 autres chars ont rejoint…..
Au soir : 5 chars à Grosmagny – le reste à Rougegoutte.
Comme nous pouvons le constater, dans ce compte-rendu, il n’y a aucun mot sur Coppenrath, ni sur Fontaine, ni même sur Pervès. Par contre, lors de la récapitulation des pertes de la journée, nous trouvons six morts dont celui du Quartier Maître Alexis Pervès et treize blessés dont deux de Coppenrath et du Matelot Fusilier Marceau Fontaine.
En matériel : Un char détruit – Quatre Scout-Cars.
Ces quatre Scout-Cars ont été pris dans une embuscade dressée par les éléments retardateurs allemands dans l’un des innombrables tournants de la route en lacets montant au Ballon d’Alsace. Abattus à bout portant à une dizaine de mètres, les Fusiliers-Marins ont été décimés. Le piège bien tendu, a parfaitement fonctionné, d’où le grand nombre de mort et de blessés.
Parmi les fantassins qui ont participé aux mêmes combats, figure en bonne place le BM24 ; voici ce qu’en dit Joseph Relave :
La route Nord de Giromagny est rapidement atteinte; on dépasse la 2ème Cie. Notre Cie progresse échelonnée, 1ère, 3ème puis 2ème section. Devant nous, deux chars des Fusiliers-Marins ! Nous fouillons les maisons et faisons quelques prisonniers cachés dans les caves. A ce moment commence la fusillade. Nous progressons sous les balles vers le carrefour du village; il est presque atteint quand la 1ère section arrive directement au contact des boches. Les balles sifflent venant on ne sait d’où. Impression pénible des combats de rue. Des éléments de la 1ère section avec le chef Berrer, l’Adjudant Kuhn ont réussi à occuper une maison du carrefour; les autres demeurant à côté du char de tête qu’un coup de rocket allemand vient de mettre hors de combat…
Un peu plus loin, il poursuit :
On peut s’aventurer un peu dehors; deux fois. Ladreit de Lacharière se porte volontaire pour ramasser les blessés dont le type du char détruit qui a les deux jambes en bouillies; puis il repart chercher de la gnôle pour les blessés…
Vraisemblablement, le blessé en question n’est autre que Marceau Fontaine.
Il semble bien que le secteur soit tenu par un nombre très important d’ennemis. Les Français sont peu nombreux. La situation est sérieuse. Les Allemands, une fois la surprise passée, se sont repris et balayent le haut du village de rafales de mitrailleuses. Des obus de 88mm pilonnent la route où nous nous trouvons.
Les équipages des chars rescapés, les Soutiens-Portés et les fantassins du BM5 et BM24 se planquent. Les premiers derrière les maisons, les seconds, ils se réfugient à l’intérieur des fermes. A cet instant précis, il est bien certain qu’il serait suicidaire d’aller plus loin. Les officiers et sous-officiers organisent des points d’appui (P.A.) à l’endroit où ils se trouvent et se préparent à toutes contre-attaques ennemies en disposant des armes automatiques couvrant toutes les directions.
Malgré nos pertes importantes, cette action surprenante a pris de court les Allemands; leur défense avait été prévue pour un adversaire arrivant par le bas du village et non par la montagne. Ils étaient convaincus de l’impossibilité pour des engins de passer par le haut, que le secteur était impraticable aux blindés. C’est ainsi que te commandement allemand ne l’avait pas réellement organisé pour arrêter une attaque arrivant de ce côté là. Nous avons bien senti un flottement au début; la résistance à notre attaque avait été hésitante, mais les Allemands se sont vites ressaisis. Le char “115” a vraisemblablement été détruit par une petite équipe de deux jeunes soldats munis de Panzerfaust, qui avaient ordre de couvrir la retraite de leur unité en retardant notre avance, permettant aux autres de s’enfuir précipitamment devant l’apparition subite et inattendue des chars. Réaction de défense qui a coûté la vie d’un Fusilier-Marin et mis hors de combat trois autres.
Pour la journée du 24, “OFI” écrit ce qui suit dans le petit carnet noir de “Ben Hur”:
Vendredi 24 novembre 1944 – 8 heures – 8 heures 30, entrés dans Rougegoutte pris la veille par la Biff – 9 heures – 9 heures 30, arrêt, chars stoppés par deux fossés antichars distants de cinq cents mètres sur la route de Grosmagny. Un large de quatre mètres est passé par un “Tank-Destroyer”. L’autre de huit à dix mètres de large est un plus gros morceau à avaler. Hardi mouvement stratégique du commandement de Gastines: décide passage par les hauteurs boisées dominant Grosmagny. Fortement secoués, on passe quand même provoquant certainement vive surprise chez les Boches à la vue des chars. Le “115” est allumé par bazooka : Un mort, le pilote, et un blessé parmi l’équipage. 16 heures, toujours arrêtés aux premières maisons de Gromagny. Boches accrocheurs tirant toujours, sommes arrosés aux mortiers et 88mm. Chars stoppés. A la nuit, nous couchons sur positions. Assez agitée. Coups de main Boches sur maisons tenues par les nôtres (BM24, BM5, BM21); ils font dix-neuf prisonniers. Quel sera leur sort ?
En effet, la nuit n’est pas calme. De plus, il continue de pleuvoir. C’est une situation que nous connaissons bien depuis le début de l’attaque. Il est fort désagréable de sentir l’eau de pluie glaciale dégouliner le long de son échine, on ne s’y habitue pas !
Nous sommes vannés, mais l’ambiance est merveilleuse. C’est celle d’un refuge de montagne après la tempête. Pour commencer, nom sommes enchantés d’être à l’abri plutôt que de grelotter, trempés, dans les bois ou les fossés.
Et plus loin, le commandant Roger Barberot, rajoute :
Au milieu de la nuit, un homme arrive essoufflé. C’est un infirmier dont le groupe s’était installé pour la nuit dans la petite maison forestière que nous avions dépassée. Une patrouille allemande est arrivée et a embarqué cinq hommes sur six.
Nuit agitée en effet. Il faut espérer que les Anciens du Vercors qui, maintenant, sont dans ces Bataillons de Marche, ne font pas partis de ceux qui ont été “fait aux pattes”, ou si c’était le cas, qu’ils n’ont rien conservé sur eux rappelant leur passé récent dans le Maquis. Autrement, il y a de fortes chances pour qu’ils y passent !
Journée du samedi 25 novembre 1944
25 novembre:
Reconnaissance du Cdt (Geyer la Thivollet) à Rougemont le Château. Nos escadrons n’entrent pas en action aujourd’hui. L’escadron Bouchier à Valdoie où il y a deux jours, (il) a eu deux tuées et dix blessés.
C’est ainsi que le Lt Chazalon a rédigé le journal de marche du 11ème Régiment de Cuirassiers pour cette journée pourtant fertile en événements.
Cette interprétation de l’activité des escadrons et des pelotons de notre régiment prouve à l’évidence, que l’état-major de celui-ci avait le plus grand mal à savoir ce que faisait son personnel, et bien souvent, il ne savait pas, ou seulement plus tard, où se trouvaient les Cuirassiers, car ceux-ci étaient dispersés dans les unités combattantes par petits groupes sous le commandement des officiers ou sous-officiers de ces dernières. Ils étaient là où le besoin s’en faisait sentir.
Il semble bien que, de plus en plus, le commandant Thivollet ait beaucoup de mal à maintenir le contact avec ses escadrons engagés dans les combats; ceci pour plusieurs raisons:
Tout d’abord, les officiers de notre régiment n’ont pas la chance de ceux venant d’Afrique. Contrairement aux commandants d’unités de la 1ère DFL qui circulent en “Jeep” et “Command-car”, nous, les parents pauvres de la Division nous n’avons toujours pas de véhicules, ce qui ne facilite pas les liaisons.
En second lieu, le commandement divisionnaire ayant trois brigades d’assauts, les utilisent suivant les besoins du moment en affectant provisoirement des blindés à l’une ou l’autre de ces dernières. Par nécessité et pour couvrir la mission qui leur a été confiée, chaque Soutien-Porté, très attaché à son char, fait corps avec lui.
Mais laissons la parole à “OFI”, qui lui, est plus proche du terrain, il note :
Samedi 25/11/44 – 8 heures, entrés dans Grosmagny. 9 heures, entrés dans Petitmagny; la batterie boche sacrifiée et qui nous a fait tellement de mal, a été anéantie par la Biff. 9 heures 30, fonçons sur Ettuejfont-Bas, entrés à 10 heures sans résistance. Les commandos sont là depuis trois jours dans la région y faisant un boulot de Maquis. 11 heures, après avoir pris position, le départ pour Anjoutey, Bourg-Saint-Germain jusqu’au carrefour des Errues atteint vers les 12 heures. C’est l’embranchement avec la R.N. 83 Belfort – Cernay – Colmar. Traction avant venant de Belfort apparaît, stoppe, quelques hommes en descendent en courant et se planquent. Tank-Destroyer allume la Citroën. Nos FM et les Browning des “light” crachent, bagarre jusqu’à 13 heures 30. Poussons reconnaissance avec “131” et “134” jusqu’à Bethonvilliers. Patrouille “OFV, Leroy, Félix, Lecomte, Monnier au village. Rien; retour des deux chars sur les Errues. Apprenons que traction-avant et hommes étaient. Français du 3ème Spahis, arrivant de Belfort. Trois blessés par nous. Les liaisons étaient bonnes !.. 14 heures 30, tout le peloton de chars repart sur Bethonvilliers. 14 heures 45 à 16 heures, en position sur route Ménoncourt. Départ sur Romagny. Arrivés vers 16 heures 45. Passons nuit calme.
10 heures à 13 heures, même jour, équipage T.D. avec Soutiens-Portés “Pare-Chocs”, Gérard Galland, Auguste Auger, Pierre Koppel et 3ème peloton s’emparent de Rougemont-le-Château, faisant 150 prisonniers, la Biff arrive plus tard.
Comment nous sommes-nous retrouvés sur un T.D ? Je n’en sais absolument rien ! Toujours est-il que nous ne retrouverons nos “light” respectifs, avec un très grand plaisir, sur l’une des places de Rougemont-le-Château.
Par contre, le BM24, qui a énormément souffert la veille, est remplacé. J. Relave écrit ceci:
Le 25 novembre, bonnes nouvelles, le BM24 est relevé. Les pertes sont élevées tant en de que par section. Pour nous la campagne des Vosges est terminée.
Le matin, chacun rendit une dernière visite aux camarades alignés dans la grange avant qu’ils ne partent reposer au cimetière divisionnaire de Roye près de Lure où reposent déjà un grand nombre de nos morts de cette campagne.
Il faut dire que le 24 novembre, cette unité de fantassins a eu une quarantaine de blessés et dix huit morts; mais comme l’écrit J.Relave :
Victoire coûteuse obtenue grâce à une manoeuvre bien dirigée et surtout due au courage déjeunes soldats fatigués par deux mois de ligne dans un secteur que le temps et le terrain rendaient particulièrement hostile.
Victoire remportée sur un ennemi mordant, bien retranché dans des positions fortifiées longtemps à l’avance.
Victoire enfin à laquelle nous pouvons affirmer sans parti pris, la 3ème de du BM24 a pris une large part.
Quant à nos compagnons de combat, nos Fusiliers-Marins, voici ce que nous pouvons lire dans le journal de marche pour le 25 novembre au sujet du 1er escadron (Barberot).
P.C.Chaux. E.H.R. vient de Lure à Chaux. 1er esc. Au matin cinq chars (Faure et Lucas) à Grosmagny – Peloton (2èrne) Bokanowski à Rougegoutte – Bokanowski passe en tête, perd un char sur mine, passe à 9 heures 50 à Etuejfont-Haut, puis Etuejfont-Bas; pousse à Saint-Germain où il fait trois prisonniers, et à Romagny trouvé occupé. Arrive à 10 heures 30 à Rougemont-le-Châteaau avec deux chars (Vasseur et Przybilski) au moment où les Allemands s’apprêtaient à faire sauter le pont. Les deux chars tournent dans le village jusqu’à l’arrivée des commandos et des T.D. (10 heures 45) – Pris 32 prisonniers. L’infanterie du BM24 plus un peloton Recce (Cornélius) fait 12 prisonniers. Faure reste en bouchon à Saint-Germaint et à La Chapelle. Un char saute près de La Chapelle-sous-Rougemont. Le soir regroupe(ment) à Rougemont-le-Château…
Il faut remarquer que les pelotons sont souvent désignés par le nom de l’officier qui le commande, qui a, ou qui avait la responsabilité de le diriger durant les combats. C’est ainsi que le peloton “Lucas” avait perdu son chef la veille, grièvement blessé à Grosmagny en essayant de secourir des blessés.
Le char “light” qui a sauté sur une mine en essayant de franchir l’amoncellement de troncs d’arbres qui barrait la route n’est autre que le “122” dont le chef de char est le Quartier Maître Frémeaux.. Ces abattis en travers de la route formaient un obstacle ayant pour objet de ralentir la marche des assaillants. Très souvent, ces arbres étaient minés, soit avec des mines anti-personnel, soit de mines antichars. Ils étaient franchissables mais ralentissaient la progression.
D’après le Journal de Marche du 1er RFM, il ne s’est pas passé plus d’un quart d’heure avant l’arrivée dans le village des renforts demandés par Edouard Przybilski. Le “train blindé” qu’il avait constitué avec deux “light” et trois Jeep des “chocs”, a foutu la pagaille dans la garnison allemande de Rougemont-le-Château. Il y a tellement de prisonniers qu’ils ne peuvent pas s’en occuper.
Les renforts sont arrivés à Rougemont-le-Château. Il s’agit de deux “light” du 2ème peloton de l’E/V Bokanowski dit “Bokoff’, le 123 d’Etienne Pouvrasseau et celui de “Bokoff ‘ lui-même, le “122” de Frémeau ayant sauté sur une mine. Ils ont rejoint les deux chars légers de Vasseur et du Premier Maître Edouard Przybiski qui viennent de désorganiser la garnison allemande du village. Accompagnant “Bokoff et Pouvrasseau, il y a deux chars lourds Tank-Destroyers du 8ème R.C.A. sur l’un desquels ont pris place “Pare-Chocs”; G. Galland; A. Auger et P. Koppel, tandis que sur le second se trouvent des gars du 3ème peloton du Lt Cozon qui vient de remplacer Marc Coquelin dit “Charvier”, tué à l’ennemi devant Giromagny.
Auxiliaires utilisés indifféremment sur les chars légers des Fusiliers-Marins ou sur les chars lourds du type Tank-Destroyer du 8ème Chasseurs d’Afrique; parti de Ronchamp sur le “132” du peloton Faure, je me retrouve six jours plus tard sur un “T.D.” avec un groupe de Soutien-Portés participant à la prise de Rougemont-le-Château.
Dès notre arrivée, nous sommes pris dans la tourmente des combats qui ne font que débuter. L’engagement est très violent. En combattant confirmé, “Pare-Chocs” traverse les carrefours en balayant les rues adjacentes de longues rafales de son fusil-mitrailleur. Il semble à l’aise, court, s’arrête, avance prudemment, cherchant le moindre indice qui pourrait lui dévoiler la présence de l’ennemi. Il est admirable de présence d’esprit; c’est un exemple pour nous tous.
A l’instant même où les autres ont sauté, j’ai sauté aussi. Je veux m’éloigner le plus rapidement possible de ce char à tourelle ouverte qui n’est pas fait pour les combats de rue. Courbé, je longe les murs, m’arrête sur le pas de la porte de l’auberge du Cheval Blanc et m’adosse à le chambranle, face à la rue. A peine suis-je à cet endroit que je ressens une brûlure sur le côté gauche de mon visage. Je n’ai rien entendu car tous les bruits se confondent dans la fusillade générale. Effrayé, je passe ma main sur la partie endolorie. Je retire des débris de plâtre et de pierre mélangés à quelques gouttes de sang. La peau de mon visage est irritée par de multiples petites brûlures. Vu le peu de sang, rien de grave, mais je cherche à comprendre ce qui m’arrive.
En fait, je m’aperçois qu’à quelques centimètres près une balle est venue se loger dans la porte après avoir éraflée le chambranle. Je l’ai échappé belle! Il est inutile de m’exposer plus longtemps à cet endroit. Je pénètre dans la salle du café. C’est une salle de moyennes dimensions. Elle est éclairée par deux fenêtres à doubles ventaux de verre cathédral.
En entrant dans l’auberge, je suis sur le qui-vive, rien ne m’échappe et j’inspecte les moindres recoins. La pièce est vide. Il y a une forte odeur très désagréable, un remugle de cuir sale, de cigares refroidis, de saucisses chaudes et de sueur m’indiquant que peu de temps avant mon arrivée, la salle était occupée par plusieurs personnes.
Sur la longue table centrale, les restants d’un repas à peine commencé fument encore dans les assiettes et les plats. Je compte douze assiettes. Il n’y a aucun doute sur l’utilisation de cette salle, c’est un café réquisitionné par l’occupant pour en faire un cantonnement. Du reste, je ne puis me tromper car il y a contre le mur du fond, sur l’un des côtés une série de châlits superposés. A la tête de ceux-ci figure le sigle caractéristique des SS, suivi d’un nom germanique en lettres gothiques. On reconnaît bien là l’organisation allemande sérieuse et méthodique.
Peu à l’aise dans cette pièce, je décide de traverser la rue, puis la place pour aboutir de l’autre côté. L’église se trouve en face. Avant de m’élancer, j’inspecte très minutieusement le clocher qui est encore intacte; n’était-ce pas l’endroit privilégié des Snipers ?
D’un bond, je me retrouve de l’autre côté à l’entrée d’un long couloir très sombre. Je n’ai été la cible d’aucun tireur d’élite allemand. Le silence de ce lieux fait un contraste important avec le bruit des combats. Il n’y a aucun bruit dans ce couloir, tout se passe à l’extérieur. Faisant face à la place, je suis devenu très prudent à la suite de l’incident de tout à l’heure qui aurait pu me coûter la vie. Je surveille très attentivement les alentours. Non loin, sur ma droite, trois commandos de choc arrosent méthodiquement au FM et fusil, les vergers se situant sur la colline au Nord-Est du village. Ils sont debout à l’extérieur très vulnérables. Entièrement concentré sur ce qui se passe à l’extérieur, je n’ai pas encore vérifié si le couloir était occupé. Du reste, cela me serais impossible, car mes yeux ne sont pas encore accoutumés à la pénombre qui y règne.
Brisant le silence, une voix féminine me dit avec hésitation : “Vous feriez mieux de vous rendre, c’est la fin, inutile de vous faire tuer maintenant !”.
Surpris, ma réaction est brutale et immédiate : “Ah ! ben merde alors !”
Cette exclamation, je n’ai pas pu la retenir, elle est sortie sans que je puisse la contrôler. Elle a un effet instantané et extraordinaire. Un flot de paroles féminines sort de la pénombre. C’est avec émotion et une grande frénésie qu’une femme, ayant constaté sa méprise, m’écrase sur sa poitrine généreuse. Ne croyait-elle pas avoir à faire à un Allemand ? C’est du moins ce qui ressort des explications qui se bousculent dans ses propos désordonnés. En sanglots de joie, venant de comprendre que la libération était bien réelle, elle m’embrasse, me bousculant, m’étreignant et me gênant dans mon action. Toujours sur le qui-vive, j’ai hâte de me libérer de cette affection trop débordante car il est certain que, si l’ennemi s’était ressaisi, j’aurais eu du mal pour réagir à temps. Je me coule à l’extérieur du couloir dès que l’occasion s’en présente.
Sur la place, j’aperçois trois jeunes civils. L’un d’eux fait glisser hâtivement un brassard sur son bras gauche sur lequel est écrit en grosses lettres rouges sur fond blanc le sigle F.F.I. Ils n’ont pas d’armes et se précipitent vers nous en criant :
“Venez vite, nous savons où il y a des Boches”.
Je n’ai aucune envie de suivre ces excités, mais malgré tout, après réflexion, je me décide à les suivre très prudemment. La fusillade s’est déplacée vers le nord-est du village, mais il reste des tireurs isolés qui font des cartons car je vois, à une dizaine de mètres, un commando s’écrouler, une balle entre des deux yeux. D’instinct, je me plaque contre le mur d’une maison. Les F.F.I.*, eux, se sont couchés sur le sol et semblent prendre racine. Longeant le mur de la maison bourgeoise que m’ont indiqué les jeunes patriotes, je m’arrête devant le soupirail. C’est dans cette cave qu’ils sont persuadés que des Boches se sont réfugiés et ils m’ont dit, très excités :
“Là dedans, il y en a plusieurs ! Dommage que nous n’ayons pas d’armes ! “.
De plus en plus méfiant, n’ayant qu’une confiance limitée devant l’inexpérience de ces F.F.I. de fraîche date, je mets mon fusil en bandoulière et dégoupille une grenade quadrillée tout en maintenant fermement la cuillère. Le doute s’insinue en moi. Je me penche rapidement et me relève tout de suite. Il y a un grand vide en moi. En fait d’Allemand, je n’ai remarqué qu’une femme en train de se reculotter après avoir pissé au fond de la cave pour éviter de se faire tuer à l’extérieur. Furieux, je me retourne pour engueuler les jeunes gens, mais il n’y a plus personne. Ils sont partis comme des Sioux sur le sentier de la guerre pour rechercher d’autres victimes. Je me penche pour récupérer la goupille que j’ai jetée à terre. Elle n’est pas loin. Je la retrouve heureusement et, énervé, je m’efforce de la re-goupiller.
Un peu plus tard, je retrouverai ces jeunes résistants. L’un d’eux a récupéré un fusil allemand du type Mauser qu’il manipule dangereusement, faisant jouer la culasse tout en braquant le canon de son arme sur l’un de ces camarades. Je songe qu’il n’y a guère que trois mois que moi-même était au même niveau d’inexpérience. Ce n’est plus le cas maintenant; On apprend vite ! De toute façon, il vaut mieux s’éloigner de ces imprudents.
Il est 12 heures 45 ce 25 novembre 1944, la fusillade a cessé. Nous regagnons nos “light”. C’est avec étonnement que nous voyons sortir de la tourelle du nôtre l’équipage complètement noirci par la fumée qui règne à l’intérieur. En plus, nos compagnons mariniers titubent comme s’ils étaient ivres. En fait, nous apprendrons que la poudre a le même effet que l’alcool sans avoir le plaisir de le déguster. Ne peut-on penser que la mirabelle y est pour quelque chose ?
Durant le combat, nous n’avons absolument pas pensé à autre chose que de nous battre en essayant de préserver nos vies. Maintenant la bataille s’éloigne vers le Nord-est. Les Soutiens-Portés regagnent leurs chars respectifs. Quelques coups de feu isolés claquent encore, mais la partie est gagnée, Rougemont-le-Château est pris. Malgré l’écœurement dû à l’atmosphère d’huile brûlée et d’essence qui environne nos blindés, adossés aux chenilles de ceux-ci ou assis, jambes pendantes au-dessus des barbotins, nous, les équipages et les Cuirassiers, nous ouvrons des boites de “beans” (Haricots blancs trempant dans une sauce tomate sucrée) pour reprendre des forces.
La sauce tomate dégouline sur nos visages noircis de poudre et de poussière. Tout à notre occupation, nous voyons approcher deux femmes, l’une jeune, d’environ 17 à 18 ans. Celle-ci est poussée vers nous par une femme d’un certain âge. Cette dernière porte un ruban noir autour du cou. Cet étrange couple arrive devant Gérard Galland qui entent la femme dire à l’adolescente: “Embrasses ton libérateur”. Toute rougissante celle-ci s’exécute. Il lui barbouille les joues de sauce tomate et de poussière.
C’est à ce moment qu’un civil de haute taille, en tablier blanc taché de sang s’approche d’eux et dit: “Voulez-vous venir manger de beefsteaks à la maison ?”
Plutôt deux fois qu’une. Nous sommes tous partant pour manger autre chose que l’ordinaire américain qui n’est guère apprécié.
Il semble bien que jamais, au grand jamais, nous ayons dégusté (équipage et Cuirassiers) d’aussi bons morceaux de viande. Auguste Auger et Gérard Galland sont ceux qui, les premiers, se gavent de plusieurs morceaux, et seul l’ordre de partir pour continuer le combat, nous arrête. Beaucoup plus tard, je connaîtrai le nom de ce boucher-traiteur; il s’agissait de monsieur Zimmermann, qui, après avoir tué un bovin destiné aux troupes d’occupation, a préféré le conserver pour les libérateurs de sa commune. C’est son épouse qui, aux fourneaux, a cuisiné ces merveilleux beefsteaks.
Dans la cuisine étroite se situant derrière le magasin, les combattants se tassent. Outre deux membres de l’équipage, les Cuirassiers A Auger, “Pare-Chocs” et moi-même, il y a la famille Zimmermann au grand complet, soit trois personnes. Sont restés sur le char deux Mariniers dont le chef de char à la radio et le cavalier Pierre Koppel. Ils doivent être de la seconde fournée.
Des poches profondes de son treillis, Auger sort du chocolat et du Chewing-gum américain qu’il donne au jeune garçon ravi. Plus tard, beaucoup plus tard, j’apprendrai que ce jeune garçon s’appelait Aimé Zimmermann et qu’il deviendrait un véritable ami.
Aimé Zimmermann, jeune adolescent de 13 à 14 ans, se souvient très bien de ces soldats dévorant à belles dents, les savoureux beefsteaks cuisinés par sa mère. Ils s’empiffraient littéralement, car ils ne savaient pas quand ils devraient quitter ce havre de paix et de joie. Ils n’ont aucune idée du temps qui leur reste; aussi se précipitaient-ils sur la viande brûlante en la saisissant avec les doigts. Il y a à peine vingt minutes que nous sommes là, que le chef de char vient nous dire qu’il a reçu l’ordre de poursuivre le combat pour soutenir les Chocs qui sont déjà en route. Monsieur Zimmermann aurait bien voulu nous retenir encore quelques heures, et pourquoi pas la nuit et repartir le lendemain matin dimanche? Mais la guerre a ses servitudes; il faut partir !
Notre mission est de soutenir au plus près les éléments de reconnaissances, laissant le travail ingrat du nettoyage aux bataillons de la Légion. Ils ratissent les collines boisées des alentours du village et prennent en charge les nombreux prisonniers que nous avons faits précédemment.
Aux cent-cinquante Allemands que nous avons capturé, viennent d’ajouter un certain nombre d’autres qui, en tout, représentera environ un bataillon.
Pendant que nous étions avec les Chasseurs d’Afrique sur leur Tank-Destroyer, à guerroyer du côté de Rougemont-le-Château, le 1er peloton du 1er escadron des Fusiliers-Marins de Barberot repart de la partie haute du village de Grosmagny. Il est sévèrement amoindri tant en hommes qu’en matériel puisqu’il ne reste que trois chars en état de combattre et qu’en plus ils viennent de perdre l’un des leurs, un ancien, YE/V * Lucas. Ce brave des braves Lucas a été très sérieusement blessé et la guerre est terminée pour lui. II a été évacué vers le poste de secours le plus proche.
A la queue-leu-leu, les trois chars légers de reconnaissance, à une cinquantaine de mètres l’un de l’autre, se dirigent vers le centre du village. Les Cuirassiers du 2ème peloton se cramponnent sur la plage arrière des blindés. Cette cavalerie motorisée défile devant l’antichar neutralisé par la Biff.
Ce ne sera que vers les 9 heures que ces derniers suivis par deux Tanks-Destroyers du 8ème RCA. pénétrerons dans le village de Petitmagny. Ils n’y resteront pas et poursuivront jusqu’à Etueffont précédemment libéré par les Chocs après de coûteux combats. Puis, ils bifurquent vers la Nationale 83 – Belfort-Cernay – afin d’établir un bouchon au carrefour dit Des Errues, face à la route qui va à Bethonvilliers. En cet endroit, placés où ils sont, il y a peu de chance pour qu’ils laissent s’échapper des Boches fuyants Belfort; ils sont sûrs, absolument certains de “cravater” les fuyards. La manoeuvre est imparable.
Ils viennent à peine de s’installer lorsqu’ils voient ce “pointer” une traction-avant Citroën entièrement peinte aux couleurs de camouflage des Chleuhs.
La 1ère Division Française Libre a débordé la ville de Belfort intra-muros, elle se trouve dans les faubourgs Nord de cette dernière. Ce ne peut être que des éléments de reconnaissance allemands qui atteignent le carrefour Des Errues où l’embuscade a été mise en place. Cette traction-avant ne peut être utilisée que par des officiers allemands fuyant l’encerclement. Ils en sont persuadés.
Voici comment est relaté la journée du 25 novembre 1944 des Soutiens-Portés ayant participé à cette embuscade. J’ai retrouvé ce récit dans le journal “VERCORS” 11ème Cuirassiers n°4 du 15 novembre 1945 – S.P.82 385, par un auteur ayant signé GT. qui n’est autre que le Brigadier Georges Torchin dit “O.F.I.”, sous le titre :
A l’attaque….de la 5ème D.B. !
La bataille du carrefour des Errues
Grisés par la vitesse, les Soutiens-Portés hument à pleins poumons le petit vent frais et jouissent délicieusement des rares rayons que Phoebus nous distribue parcimonieusement. Mais ça ne fait rien, le soleil est dans nos coeurs.
La journée s’annonce belle, la percée est faite, le Boche se fait rare.
L’esprit cavalier est bien en nous, déjà l’on croit voir là-bas le Rhin et, nouvelle terre promise le pays Chleuh. Fonçons, fonçons encore, toujours plus vite !!
L’aube s’était levée sur un ciel terne, gris, pluvieux, le seul que nous ayons connu pendant cette campagne d’Alsace. La nuit précédente a été assez chaude. Installés dam les premières maisons de Grosmagny, nous avons monté une garde plus que vigilante autour des chars. La nuit est ponctuée ça et là de quelques coups de feu, de rafales, puis, plus rien que le silence encore plus angoissant.
Ils nous ont foutu la paix, la Biff a été moins heureuse, 19 prisonniers entre le BM5, BM11 et BM24 ramassés dans des maisons par les Boches pas encore vaincus.
7 heures 30, nous avons démarré, accrochés comme des naufragés après la bouée de sauvetage de la tourelle du “light”. Le doigt sur la détente, prêts à bondir nous sommes entrés dans Grosmagny, coup d’oeil ému sur le “115” allumé la veille par un bazooka et où se trouve encore le corps calciné de ce qui fut un homme et nous avons foncé sur Petitmagny. Surprise, alors que la veille les “Chleuhs” défendaient farouchement chaque maison, ce village est dépassé, rien n’est apparu. Sur la gauche, au sommet de la côte de Petitmagny, nous avons stoppé quelques instants. La pièce qui nous avait fait tant de mal, il y a quatre jour devant Giromagny, a été anéantie avec ses servants, s’acrifiés par la Biff.
Le Capitaine Chevallard et le Lieutenant Charvier ont été vengés, mais nous ne nous estimons pas satisfaits pour autant. Nous voulons encore du Boche et nous en aurons. Car déjà, après une semaine à peine de baroud, les six morts de l’escadron nous interdisent tout répit.
Et c’est la joie de la victoire qui nous étreint encore quand vers les dix heures nous entrons dans Etueffont-Bas. Toujours pas de résistance; Il est vrai que les commandos et bataillons de choc sont depuis 48 heures dans la région y faisant un boulot de maquis, beau travail et bon nettoyage. Nous prenons position une bonne heure, bénie d’ailleurs, car elle nous permet de casser la croûte, les habitants s’empressent de tous côtés, c’est à qui offrira le plus :le vin, la gnôle, même des repas chauds nous sont apportés sur place.
Moteur en route et à cheval pour les Soutiens-Portés ! Nous partons à la découverte. Au petit poil !
Et ça fonce à pleine gomme; Anjoutey, Bourg, Saint-Germain sont dépassés.
Et voici la Nationale! La 83 nous apprend la borne Michelin. Belfort, 11 kms à droite; Cernay, 28 kms à gauche et face à nous la route de Bethonvilliers – Menoncourt. Nous sommes certains de cravater pas mal de Boches par cette manoeuvre.
Nous ne pouvons imaginer qu’ils aient eu le temps de s’enfuir. En position, un T.D. (Tank-Destroyer) face à Belfort; sur la route de Bethonvilliers, un “light” plus haut, un plus bas et deux autres sur le côté gauche de la R.N. 83 pointent également vers la route du Lion.
Tout à coup, de cette direction, débouchant du dernier tournant, apparaît une traction-avant camouflée de gris et de beige à la Chleuh.
Traction-avant se dit l’équipage du T.D. qui la voit s’arrêter pile, égale Boches dans
la voiture. Le canonnier l’ajuste et “tzoum….tzoum….”, plus de traction ni avant ni
derrière. On a à peine le temps entre deux obus d’apercevoir quelques humanistes giclant rapidement vers des lieux plus sûrs, que déjà nom sommes déchaînés. Guqffi du “135” a bondi sur sa mitrailleuse de D.C.A. et vas-y-donc, les munitions sont pour rien… “Ta-ta-ta-ta… “, jambes écartées, poitrine en avant, crinière au vent, les mains sur la poignée, sans viser, on dirait un gladiateur s’apprêtant à terrasser une bête fauve.
” Ta-ta-ta-ta… ” lui répondent les Browning des autres “light”.
Et c’est un feu d’artifice, une cacophonie d’explosions. Les mitrailleuses s’en donnent à pleines bandes. Le T.D. continue son tir. Les chars jouent du 37. Nos F.M. crachent également. La pupille rivée sur l’oeilleton, le cavalier Gustave Balança annonce une touche, puis deux, puis trois, toutes les armes sont de la partie.
Les secs départs des fusils se mêlent aux fracas d’arrivée des explosions et des Koenisters. On tire, on ne sait pas toujours pourquoi et sur quoi, mais on tire! Pour péter, ça pète! Chacun ressent une secrète jubilation intérieure. “Ah ! Les salauds, les salauds, cette fois, on les a eus jusqu’au trognon”.
Ceux-là peuvent toujours se fouiller pour passer, ils ne rejoindront jamais Colmar, ni le Vaterland ! Quelle jouissance ça va être de faire prisonniers ceux qui ne seront pas mort. Ah ! Les vaches on la tient notre revanche!… Et pan, voilà pour toi Boche, pan! Voilà pour toi Chleuh!… Depuis quelques moments, “O.F.I.” ne se tient plus de joie. On sent qu’il cherche quelque chose, enfin, n’y tenant plus, il va trouver le cavalier Lecomte et lui tapant sur l’épaule “Passe-moi deux secondes ton flingue!”. C’est qu’il est malheureux avec sa pauvre mitraillette, d’autant plus qu’elle est universellement réputée dam le 2ème peloton pour tirer dans les coins ou derrière les meules de paille. Lecomte lui passe son fusil. Oui, mais voilà, quel sera l’objectif ? Une superbe bâtisse de trois étages avec des carreaux à toutes les fenêtres constitue la cible rêvée!!! Ces fenêtres peuvent servir d’observatoire aux Chleuhs, quant aux civils, ils ont dû gicler depuis longtemps dans les caves. Donc, allons-y, s’il n’y a rien derrière, tant pis! Et pan!, pan! Pan!, Le claquement métallique de la culasse qui se referme succède au coup de fouet de la détonation
Au bout d’un instant, je ne sais s’il y en a encore, si jamais il y en a eu des Boches curieux, mais je suis à peu près sûr qu’il n’y a plus de carreaux aux fenêtres de la bicoque!!!
Et la sérénade continue sans espoir pour ceux d’en face. Personne ne s’étonne de leur silence, on les croit tellement à plat!!! Dégonflés à zéro!! Et puis, il y a du monde et du matériel à ce carrefour, malgré tout! De quoi rendre sages les plus excités.
Nous le prouvons amplement depuis plus d’une heure. Il n’est pas loin de 14 heures quand une bizarre apparition avance vers nous.
L’apparition juchée sur deux jambes, agite au bout des deux bras et le plus haut qu’elle peut, un drap blanc ! Victoire!! Joie! Nous sommes fous déchaînés de contentement. Ils se rendent, ils se rendent! Ces mots hurlés parmi nous, le visage fendu par un large sourire ont apaisé l’ardeur des combattants. Et là-bas, l’apparition fantomatique avance prudemment et pour cause! Suivie à 50 mètres d’un plénipotentiaire ou c’est (ce) que nous croyons en être un parce que nous distinguons un uniforme. La dite apparition hurle des mots incompréhensibles. Elle est encore loin, elle se rapproche, nous apercevons des vêtements civils qui étaient cachés par le drap. Le feu a complètement cessé. On entend, puis on comprend maintenant ses paroles, plutôt ses hurlements.
“Arrêtez, arrêtez de tirer, ce sont des Français!!!!…..Ah! Bonne mère quelle déception, quelle dégringolade, et nous qui croyions!…Ah! Et pourvu que nous ne leur ayons pas fait de victimes. C’est douteux. Une jeep part immédiatement sur les lieux des dégâts avec un sous-lieutenant des Fusiliers-Marins et le chef de char du T.D., lequel à son arrivée entend une autre musique jouée par un colonel qui se trouvait dans la traction.
Il y a trois blessés dont un grave.
Hurlements, échange de mots vifs après les échanges de balles, procédé contraire aux duels classiques! Tout s’arrangera par la suite. Les galonnés conviendront après d’amples explications qu’ils avaient tous tort. “Pouvez pas monter en jeep comme tout le monde ! “. Le chef de char se fait féliciter pour la remarquable précision et (la) rapidité de son tir Le colonel est un F.F.I. qui précède dans sa bagnole (feue sa bagnole !) le 3ème spahis de la 5ème D.B. qui arrive de Belfort. Le voici justement qui débouche.
Mon Dieu, quel défilé! Pendant plusieurs heures sous nos yeux grands ouverts, passent des shermans, des scouts-cars, des half-tracks, des MB, toute une succession d’engins plus ou moins gros qui nous font douter rétrospectivement de la certitude de la Victoire !
Nous nous étions attaqués à forte partie! Nous nous sentons écrasés par cette avalanche de matériel qui dévale vers Cernay.
Malgré (le fait) qu’à l’époque, la 5ème D.B. ne brillait pas par ses exploits, nous aurions certainement eu le dessous. Mais nous avons eu quand même la fierté d’arrêter toute une division pendant 1 heure 30! Les liaisons étaient bien effectuées, sans aucun doute !
Ca ne fait rien, on s’en souviendra longtemps encore au 2ème escadron de la jonction de la 1ère D.F.L. et de la 5ème D.B. au carrefour De Errues.
G T.
(sans doute Georges Torchin dit O.F.I.)
Dimanche 26 novembre et lundi 27 novembre 1944
Le 2ème peloton est au repos à Rougemont-le-château et à Romagny. Il y a bien de temps à autre l’éclatement bruyant d’un obus Boche, mais dans l’ensemble c’est l’une de ces journées où seul le froid et la pluie affecte le moral des cavaliers.
L’amalgame entre les FFI et les FFL est devenue une réalité. Ce n’était pas évident. Les troupes de l’armée de l’ombre n’avaient aucune expérience des combats d’une armée régulière. Ces jeunes résistants pleins de fougue étaient bien décidés à montrer leur valeur au combat et cherchaient à se faire apprécier par leurs camarades dont l’efficacité dans la lutte a déjà été prouvée de longue date. Les combats en commun ont soudé les hommes. Ces derniers jours ont permis aux Fusiliers-Marins et aux Chasseurs du 8 ème RCA d’apprécier les cavaliers du 11ème Cuir. En quelques jours, ces derniers ont su devenir des combattants confirmés et non plus des résistants rompus à la guérilla.
A ce sujet le Lieutenant de Vaisseau Roger Barberot commandant le 1er escadron du 1er RFM s’exprime ainsi :
Pendant le répit qui sépare les nouvelles offensives, de nouveaux bataillons des forces françaises de l’intérieur sont venus grossir la 1ère Division. Ils sont, maintenant, avec ceux que le Général de Gaulle appelait en Syrie “les meilleurs d’entre les meilleurs”. Des divers maquis de France qui combattent dans ses rangs, l’un d’eux, le célèbre “Vercors” se fera juger à l’oeuvre :
Devant ces vieux soldats; j’entends vieux de quatre ans de guerre, qui sont ce qu’était la garde de l’Empire; aucune défaillance ne sera permise. Ils s’apprêtent à être juger sans tendresse.
La partie est difficile – ces soldats du maquis ont lutté héroïquement dans le Vercors. Mais là encore, il était question surtout de guérillas. Que feront-ils maintenant incorporés dans cette division motorisée, où les chars, les voitures, les canons, les radios, apportent dans la guerre des éléments auxquels ils n’ont pas été habitués?
Après dix jours de bataille, la cause est gagnée. La bataille est gagnée par la brigade Raynal qui supporte pendant dix jours tout le choc. Les Fusiliers-Marins, le 11ème Cuirassier, le 8ème Chasseur, mènent le combat de la brigade et lui ouvre la route.
Pendant dix jours, le 11ème “Cuirassiers-Vercors” travaille en soutien-porté du 1er Régiment de Fusiliers Marins, ceux dont les chars et les autos mitrailleuses croiseront les premiers dans Lyon libéré.
Ce régiment, notre régiment, est à peine plus âgé que le 11ème Cuir. Il a, en plus, l’âge de la guerre, ceux du maquis ont vingt ans, les Marins vingt-quatre.
Ce même Capitaine de Vaisseau écrivait à l’Aspirant Morel Journel en mars 1945 une lettre lui donnant le conseil de venir grossir le 1er escadron du 1er RFM.
Mardi 28 novembre 1944
Les cavaliers du 2ème peloton du 2ème escadron du 11ème régiment de Cuirassiers passent à l’attaque à leur tour comme fantassins, suivant les Chocs. Il est huit heures exactement. Ils ont ordres de nettoyer la dernière partie Nord-Est de Masevaux.
Nous nous faufilons de maison en maison en longeant les murs. Des caves, nous faisons sortir de très jeunes soldats allemands affolés. Ils ne doivent guère avoir plus de quatorze à quinze ans, ou des anciens résignés et fatalistes qui paraissent très vieux. Mais parfois nous nous trouvons en face d’hommes fanatisés extrêmement dangereux qu’il faut réduire au silence. Le sous-officier Georges Torchin dit “OFI” pénètre dans l’une des caves, mitraillette pointée et tire au jugé dans la pénombre. Sa Sten anglaise s’enraye, juste au moment où un jeune Fritz tremblant de peur l’ajuste avec sa MP40. Dans un réflexe irraisonné et étonnant, il lui arrache l’arme des mains et crible la cave faiblement éclairée d’une longue rafale de sa propre arme, le tuant du même coup.
Je suis non loin de “OFI” et me trouve brusquement face à face avec une dizaine de Boches armés, à l’angle d’une maison à trois ou quatre mètres de moi. Ils sont dirigés par un sous-officier, âgé d’une quarantaine d’années. Nous nous regardons un moment qui me paraît très long. Puis, le Feldwebel dépose à terre sa MP43 et d’une voix rauque ordonne à ses hommes d’en faire autant. Automatiquement, ils mettent leurs mains sur leurs têtes. Ils étaient probablement décidés de se rendre. Soulagé, je leur désigne du canon de mon fusil, l’endroit où ils doivent se rassembler, où se trouvent déjà plus d’une cinquantaine de prisonniers. Debout ou assis, ils attendent tristement. Les Fritz, que je viens de prendre, sont visiblement heureux d’en avoir fini avec cette guerre.
Je poursuis avec méfiance l’examen des maisons, caves et cours. Les Allemands se rendent de plus en plus rapidement. Agitant un chiffon blanc au-dessus de leurs têtes, les plus âgés entraînent les plus jeunes, dont les casquettes couvrent les oreilles. Pâles, tremblants, on lit la peur sur leurs visages. Je les rassemble et les envoie vers le lieu de rassemblement sans surveillance particulière. Leur nombre ne cesse d’augmenter. Je me suis trop avancé et je décide alors de retourner vers la sécurité du peloton, poussant devant moi un dernier groupe de prisonniers.
Tous les Allemands ne capitulent pas aussi docilement, et certains accentuent leur résistance. Brusquement, deux “Boches” apparaissent sur ma gauche. Au jugé, ce sont des hommes d’environ vingt à vingt-cinq ans. Je n’ai pas le temps de réfléchir et appuis sur la gâchette de ma Tompson dans un mouvement circulaire. Les deux s’écroulent. Je n’ai pas le temps de vérifier si je les ai tué, mais ils restent au sol. J’étais bien trop préoccupé par ma propre sécurité.
Sur la voie ferrée Cernay/Sewen, c’est l’accrochage autour de la scierie. Cela faisait plusieurs heures que les Chocs essayaient de réduire cette résistance, payant le prix fort à chaque tentative. Les Fritz, bien armés et encadrés par des hommes résolus et fanatisés reçoivent les Cuirassiers avec des rafales de mitrailleuses légères, de MP40, MP43, et de fusils Mauser. Pour couronner le tout, ils utilisent les fusées à tirs directs de panzerfaust contre l’infanterie que nous sommes faisant exploser le macadam, les murs et les fenêtres des maisons.
Heureusement, les chars des Fusiliers-Marins arrivent; il s’agit de deux chars du 1er escadron du L/V Roger Barberot. Notre riposte est à la hauteur; avec les canons 37mm, les mitrailleuses lourdes des blindés et nos armes multiples, nous faisons taire les enragés. Plusieurs d’entre eux sont tués ou blessés. Après ce baroud d’honneur, les autres, beaucoup moins hardis, se rendent. Dans toutes les rues adjacentes gisent des corps de “vert-de-gris”. Parmi les prisonniers, beaucoup sont blessés.
Les Cuirassiers sont obligés de rassembler les Fritz capturés par groupe d’une cinquantaine d’hommes, sous la surveillance de trois ou quatre gardes.
La journée ne fait que commencer. L’artillerie allemande pilonne Masevaux en se retirant. Notre camarade Pierre Koppel est pris sous un déluge d’obus de mortier. C’est la seconde fois qu’il subit ce genre de situation. En effet, il a déjà été très éprouvé à Grange-la-Ville. Il perd la raison et doit être évacué.
Les soutiens-portés du 2ème peloton se sont particulièrement distingués à Masevaux. “OFI”, “Pékin” et moi-même, nous serons cités pour notre ardeur courageuse au combat. Bien d’autres camarades auraient pu être eux-mêmes cités, car la bravoure des Cuirassiers était extraordinaire, heureux et fiers d’appartenir à une armée victorieuse.
Rescapés du 2ème peloton de l’escadron Jury, nous nous regroupons dans la cours de la scierie, et nous nous comptons. Nous ne sommes plus que douze sur un effectif de trente-deux au début. Nous sommes fatigués, sales, et frigorifiés. Assourdi par le bruit des explosions, je pense que si les combats doivent continuer à se rythme, il ne restera plus rien de notre peloton. A cet instant de mes réflexions, un obus vient soudain se ficher sous un rail de la voie sans éclater. Stupéfait, je n’ai même pas eu le temps d’avoir peur. Le premier, “OFI” reprend ses esprits. Il se contente de dire :
“Eh bien! Si celui-là avait explosé, il n’y aurait plus de 2ème peloton… ”
Les commentaires vont bon train: Peut-être l’obus a-t-il était fabriqué par un S.T.O, qui l’a saboté? Nous disons un grand merci à cet inconnu…
Une grande maison bourgeoise massive se dresse à la sortie de Masevaux, dans la direction de Sewen. Elle est complètement entourée par un jardin. Elle ne parait pas avoir souffert des combats. Nous nous y installons provisoirement. Depuis le début de la matinée, le bombardement d’obus de mortier se poursuit, bien que la bataille soit pratiquement terminée dans ce quartier de la scierie. Il faut faire taire ces mortiers ennemis. Je fais parti des quatre hommes entraînés par le brigadier Roger Roux dit “Pékin” dans une patrouille qui a comme mission de localiser leurs emplacements et de les détruire.
Nous prenons un sentier sur la colline, à l’Est de la ville. Le chemin montant traverse une étendue dénudée à l’herbe rase. La pente est vraiment très raide. Au milieu du sentier, au centre de cette étendue, nous découvrons écœurés, le corps d’un commando de France, visage au sol et mains liées dans le dos. Il a été tué d’une balle dans la nuque. Il n’a visiblement pas pu se défendre. Je m’approche du cadavre et je veux le retourner pour lui retirer son poignard resté à son ceinturon. “Pékin” m’en empêche en hurlant :
“Gérard, ne fais pas le con! Il est peut être piégé…”
Troublé, je rentre dans le rang, peiné de devoir abandonner le corps de ce frère d’armes. Après une bonne heure de crapahutage, comme les mortiers ont fini par se taire, nous abandonnons les recherches et regagnons la sécurité de la maison où cantonne le reste du peloton à Masevaux.
Cette maison est inconnue pour nous. Nous l’explorons avec curiosité et suspicion. On raconte tant d’histoires, plus ou moins vraies, sur les maisons piégées…
J’ouvre avec précaution une armoire, et j’y découvre un costume d’apparat vert au revers en velours vert foncé sur lesquels sont brodés en fil d’argent des feuilles de chêne et des glands. Je me fais immédiatement la réflexion que nous sommes dans la maison d’un notable pro-Allemand. Etait-ce un nazi, un chef hitlérien? Ou peut-être tout simplement un garde forestier… Etant donné l’état de la maison après les combats, je pencherais plutôt pour la première idée.
Mais ce que nous cherchons, c’est surtout de la nourriture “chrétienne” pour remplacer l’ordinaire américain que nous avons du mal à supporter. D’après “OFI”, on devrait trouver des bocaux de fruits au sirop, car d’après lui, c’est la coutume en Alsace en automne. Il m’interpelle: “Galland à ton tour de descendre à la cave, il doit y avoir des étagères chargées de bocaux. Tu en rapporteras quelques uns ! ”
Venant de rentrer de patrouille, je n’étais pas très d’accord, et je m’exécute en rouspétant pour la forme.
Pour descendre à la cave, par manque d’électricité, je tâtonne. L’escalier tourne à angle droit vers la gauche. Je n’ai pas de lampe non plus et ne fumant pas, je n’ai aucune allumette. J’arrive dans la cave sombre et glaciale. J’avance en tâtonnant le mur de gauche, puis vers centre de la pièce. Je bute contre une table. Je reviens vers le mur de gauche et mes genoux touchent une sorte de divan. Toujours à l’aveuglette, je tâte le dessus de celui-ci et la forme que mes doigts touchent ressemble fort à un édredon; mais celui-ci est très bizarre, il est froid et dur. Mes doigts poursuivent leur exploration et ils aboutissent à un visage tout poisseux. Je réalise brusquement que je touche un cadavre et m’enfuis, remontant quatre à quatre vers la cuisine.
A la lumière du jour, je m’aperçois que mes doigts sont rouges de sang poisseux. Il n’y a pas d’eau. Je m’essuie frénétiquement les mains à la nappe de la salle à manger. Pas question que je redescende. Ce sera “OFI” et “Pékin” qui descendront à leur tour pour inspecter cette cave. Munis d’une torche trouvée Dieu sait où, ce dernier promène le faisceau lumineux de la torche dans tout l’espace du sous-sol. C’est une vrai morgue. Il y a cinq corps, un sous-officier allemand et quatre hommes de troupe. Deux ouvertures en forme de soupirail ont été partiellement détruites par des obus et sont obstruées par toutes sortes de débris de matériaux divers. Apparemment, ce groupe de Fritz a préféré se battre jusqu’au bout. Et pourtant ils devaient savoir que la guerre était perdue pour eux !
Pour remplacer nos compagnons mis hors de combat, nous “touchons” deux nouvelles recrues qui viennent toutes deux du régiment des Allobroges Ils arrivent en plein combat et ne sont pas habitués à cette vie dangereuse. Ils deviendront vite des guerriers sur qui nous pouvons compter.
Vers les 14 heures 30, nous avons ordre de poursuivre notre progression vers le village de Grabenhutte. Il faut absolument que je m’habitue aux noms des villages que nous rencontrons, des rues et des commerces, désignés entièrement en allemand et écrits généralement en lettres gothiques. Je m’aperçois que l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine par le Reich était devenue une réalité quotidienne et que nos concitoyens se trouvaient sous une poigne de fer. Depuis notre entrée dans le département du Haut-Rhin, il me semble être déjà en Allemagne; c’est dire combien je suis surpris !
Nos chars 134 et 135 partent en reconnaissance avec leurs soutiens-portés vers Houppach sur la route Joffre qui va de Masevaux à Bitchwiller-Thann. Leur base de départ est la sortie de Masevaux. C’est à ce moment que les Marsouins et les commandos de France nous rejoignent. Le terrain est de plus en plus escarpé et la route sinueuse devient très dangereuse et impraticable pour nos blindés. En plus des embuscades qui se multiplient, les obus de 88 mm et de mortiers nous pilonnent régulièrement. Les “Light” sont mis en réserve en attendant que l’infanterie nettoie le secteur. Cela n’empêchera pas que des salves d’obus de mortiers durent jusqu’à le tombe de la nuit.
Il a été décidé par l’état-major de la brigade de regrouper nos forces sur Romagny. C’est ce que nous faisons vers les 17 heures.
Mercredi 29 novembre 1944
Les combats se poursuivent avec acharnement pour avancer vers l’Est. Les forts sont bien gardés par des soldats allemands décidés à faire payer très cher chaque pouce de terrain qu’ils doivent céder.
C’est dans l’après-midi que nous apprendrons la mort de notre jeune camarade Chaussedent. C’était un garçon âgé de 17 ans. Il était aimable, serviable et avait en permanence un sourire sur le visage. Il disparaît dans cette tourmente meurtrière. Il laisse un grand vide dans le 2ème peloton qui l’estimait beaucoup. Nous nous sentons angoissés par cette perte. Heureusement que nous avons “touché” deux nouveaux volontaires.
D’autre part, nous apprenons que nous avons un nouveau commandant d’escadron, car le dernier a été lui-même très grièvement blessé. Il s’agit du Capitaine Alleman, qui avait remplacé le Capitaine René Jury lorsque ce dernier avait été blessé en même temps que notre camarade Yves Chastenet de Jery. Il a sauté sur une mine. Le Capitaine Alleman avait pris la tête d’une patrouille de poursuite comprenant outre l’officier, cinq Cuirassiers. Il s’agissait de Deleuw, Bout, Tortel, Barthélémy et Morel.
Hier, il nous est arrivé deux nouveaux engagés volontaires. Je fais leur connaissance. Ce sont, eux aussi, deux camarades qui proviennent du régiment des Allobroges, basé à Vienne. Ils sont venus rejoindre les quatre autres du même régiment qui sont arrivés à Giromagny. Ce sont des recrus amenées par le lieutenant Georges Aguettant.
L’un d’eux est un jeune homme de vingt ans. Il est Alsacien. C’est un brave garçon, pas compliqué et serviable. Il a une musculature étonnante. Il est né en 1924 à Hégenheim dans le Haut-Rhin. Ce village est non loin de Bâle. Il s’appelle Joseph Mislin. Il nous quittera au début de l’été 1945 pour faire parti du Corps Expéditionnaire partant pour l’Indochine.
Le second, Marcel Couloumy, est un véritable bout en train. Rieur, blagueur, il ne sait pas qu’inventer pour taquiner ses camarades. Il est originaire de Sanvignes-les-Mines dans le département de Saône et Loire. Il est né en 1924 comme Mislin. Au moment de son engagement, il habitait à Vienne dans l’Isère.
Ces deux jeunes gens voulaient combattre. Ils n’avaient aucune envie de rester en garnison à l’arrière, et ont déserté du régiment de maquisards dans lequel ils s’étaient engagés cinq mois plus tôt.
Le combat continue. C’est à 7 heures, en pleine nuit, que le 1er escadron attaque et enlève du premier coup le village de Wegscheid qu’il libère totalement.
C’est le soir dans notre P.A que nous obtenons plus de détails sur ce qui s’est passé dans la journée. Avec les cavaliers du peloton de Cozon, une tentative d’approche de Bourbach-le-Bas était en cours. A la tête d’une des patrouilles se trouvait le capitaine Alleman qui est devenu le commandant du 2ème escadron en remplacement du capitaine Jury blessé et hospitalisé. Il dirige les cuirassiers sur les Allemands en fuite. Ils les poursuivent en contournant bois et prairies spongieuses, gorgées d’eau. La poursuite dure depuis trop longtemps, elle est harassante. A un moment donné, la patrouille tombe sur une route communale. Le capitaine Alleman décide de l’emprunter. Après une centaine de mètres, un tournant dissimulait un barrage que les Allemands avaient construit au beau milieu de cette dernière. Si ce barrage ne peut arrêter les blindés, ce n’est pas impossible non plus pour des fantassins. Mais en le regardant de plus prés, il semble malsain. Il est difficilement franchissable, car le capitaine entrevoit des fils électriques qui semblent indiquer que ces abattis de branchages et de matériels agricoles sont minés.
Pour plus de sécurité, le capitaine Alleman s’engage délibérément dans l’un des fossés du bas-côté, afin de contourner l’obstacle. Ils ne vont pas très loin. Le capitaine en tête saute le premier sur une mine anti-personnelle, déclenchant une série d’explosions.
Guerriers très expérimentés, les “boches” ont préparé un double piège. En fait, il est très possible qu’ils aient installé un leurre sur le barrage pour fixer l’attention des poursuivants sur des fils électriques apparents sur les branchages du barrage.
Pour notre régiment, le résultat est catastrophique. Sur cinq cuirassiers et un officier, il y a un mort et deux blessés, tous deux grièvement. Le brigadier Deleuw a une jambe quasiment arrachée. Il décédera dans l’ambulance vidé de son sang. Le capitaine Alleman a le pied droit arraché. Il saigne abondamment, l’un des membres de la patrouille lui fait un garrot provisoire. Quant au cavalier Morel, atteint au visage, il est aveugle.
Pour la seconde fois, nous avons changé de chef d’escadron. Ce sera le lieutenant Hubert Audras faisant fonction de capitaine qui devient le chef du 2ème escadron. Auparavant, il commandait le 1er peloton.
Du 30 novembre au 4 décembre 1944
Depuis le 28 novembre, le 2ème peloton est toujours au repos à Romagny. Nous n’apercevons plus nos Fusiliers-Marins. Ils ont complètement disparu ainsi que leur “Light”, depuis que l’attaque s’est stabilisée. Après les combats violents que nous avons menés c’est derniers jours, l’inaction nous déroute et nous pèse beaucoup. Il semble bien qu’il y ait de l’indécision au niveau de l’état-major régimentaire. En fait, ce n’est pas anormal, car le lieutenant Hubert Audras vient seulement de prendre en charge le commandement du 2ème escadron.
Nous qui venons d’être des soutiens-portés sur blindés, sommes totalement désorientés, n’ayant qu’une seule crainte, c’est de redevenir “biffins” et de servir de nouveau comme infanterie dans des trous sous une pluie neigeuse glacée.
Ayant subi moins de perte que notre escadron, pour le 1er et le 3ème le combat continue. Dans la journée du 30 novembre, le 8ème R.C.A., le 3ème spahis et les cuirassiers de Bourgeois, interviennent plusieurs fois dans la journée pour rétablir la situation, jugée dangereuse. En effet, contre-attaques sur contre-attaques, les fantassins allemands appuyés par quatre auto-canons essayent de reprendre le terrain perdu. Elles ont pris une telle ampleur que la panique a prise le dessus dans nos troupes. Celles-ci sont exclusivement composées d’un bataillon F.F.I. Bourguignon.
A la suite de combats acharnés, la ligne de front antérieure est réoccupée par les cuirassiers de Bourgeois qui obligent les hommes du bataillon Bourguignon à reprendre leur place dans le dispositif. Il faut dire que l’un des chasseur de chars “Tank-Destroyer” du 8ème RCA. a détruit trois des quatre auto-canons ennemis. Sans le soutien de ces derniers, malgré le mordant des cuirassiers de Bourgeois, la décision aurait été incertaine. L’infanterie ennemie est obligée de se replier.
Naturellement l’état-major divisionnaire a recherché les causes de la débandade de ce bataillon F.F.I. de Bourgogne. Ils ont eu la désagréable surprise d’apprendre que le capitaine qui commandait ce dernier, à ses dires, s’était “égaré” à l’opposé des contre-attaques allemandes. Les hommes ont suivi leur officier. Bizarre!
En ce 1er décembre, à notre grand déplaisir, une rumeur insistante se confirme. Il serait question de nous utiliser comme fantassins pour tenir des trous et tranchées sur un front fixe. La guerre de position devrait reprendre. Une autre rumeur, qui sera confirmée par la suite, nous indique que le 1er R.F.M. est définitivement retiré de ce secteur de combat. Ils sont regroupés autour de la ville de Lure. Les reverrons-nous? Nous étions devenus un seul corps, très homogène, sachant tenir notre rôle à notre place. Nous avons du vague-à-l’âme, et pensons ne plus revoir ces camarades de combat. C’est sans compter sur les imprévus de l’histoire.
L’escadron de Louis Bouchier, le 3ème, tient les lignes à La Boutique. Il a créé plusieurs Points d’Appuis du côté de Boubach-le-Haut. Ce vendredi 1er décembre a été une journée très noire pour le bataillon “Bayard” qui se trouve à nos côtés et à celui des Chocs. Il est en grande difficulté sur la côte 748. Ce sont des gosses de 17 à 20 ans comme nous qui, à peine sortis de leur famille, sans instruction militaire, sont jetés dans la bataille. Ils se forment à la dure, mais les pertes humaines sont effrayantes.
Le climat s’est brusquement refroidi. Il devient de plus en plus rude. Il fait moins dix degrés centigrades. La neige est tombée en abondance et un vent glacé s’est levé durcissant la surface de celle-ci. Les conditions atmosphériques sont épouvantables. Ces jeunes soldats ont des vêtements inadaptés pour combattre ce froid. Ils sont maladroits, mais ils s’accrochent et ne reculent pas. Ils se font tuer sur place.
De plus, ces garçons doivent affronter un ennemi aguerri. Bien que l’armée allemande ne soit plus composée que de garçons de 14 à 18 ans encadrés par des adultes fanatiques, ils sont extrêmement vindicatifs. Je me suis laissé dire que, devant les pertes importantes de l’armée allemande, leurs états-majors avaient raclé les hôpitaux à la recherche de blessés tout juste convalescents. Il en aurait été de même pour des handicapés physiques. Néanmoins, ces jeunes, formés dans les jeunesses hitlériennes, ont conservé pratiquement intacte leur patriotisme. Ils sont de rudes combattants.
En cette soirée du 1er décembre, le moral est au plus bat dans le bataillon “Bayard”. Ils seront relevés le lendemain matin par l’un des escadrons du 11ème Cuir.
Il y a toujours un sentiment de flottement dans les ordres reçus de l’état-major régimentaire. Tout porte à croire que nous sommes redevenus des fantassins. Nous sommes moroses. Cette immobilité sur un front fixe ne nous convient pas du tout.
C’est ainsi que l’escadron Bouchier prendra position à l’ouest du col de Thann-Hubel. L’un de ses pelotons (lieutenant Dujet) a quatre blessés. Ils ne peuvent pas être évacués pour l’instant, car le temps et surtout l’ennemi interdit tout déplacement, même sur des brancards. Leurs camarades leur donnent les premiers soins.
Ordres et contre-ordres se succèdent. Vers les 9 heures à Romagny, des G.M.C. nous attendent sous une pluie battante. Nous grimpons difficilement dans ces camions non bâchés. Il parait que nous devons relever le 3ème peloton de Cozon à Bourbach-le-Bas. Mais nous sommes à peine arrivés qu’un contre-ordre nous oblige à remballer notre barda que nous venions juste de déposer au sol. Les camions sont partis. C’est le début d’une longue marche épuisante pour aller donner main forte à une unité de F.F.I. Bourguignonne en difficulté.
Depuis ce matin 9 heures, nous n’avons pas cessé de parcourir le secteur. Ces déplacements continuels nous amènent au environ de 16 heures 45. En plein début de crépuscule, nous recevons encore un contre-ordre. Le 2ème peloton doit faire demi-tour, et rejoindre son dernier cantonnement à Romagny. Mais là ne s’arrête pas l’indécision de nos grands chefs, vers 18 heures, l’ordre nous est donné de remonter relever l’infanterie Bourguignonne que nous venions de quitter. Cette fois-ci c’est l’ensemble du 2ème escadron qui va-être relevé cette unité.
Depuis le début du mois, nous ne nous sommes pas lavés. Nous sommes affreusement sales. Engoncés dans des vêtements trempés, nous avançons péniblement. Il faut bien dire que chaussés de “snow-boots”, il est très désagréable d’entendre, à chaque pas que nous faisons, un bruit de succion caractéristique nous rappelant que nos pieds baignent dans de l’eau qui croupis dans ces chaussures.
Je suis gelé. J’ai des idées noires. Je ne cesse de me répéter que tous nos copains morts le mois précédent, seront peut être morts pour rien. Dans ces moments, je pense que nous devrions être beaucoup plus nombreux à lutter contre cet ennemi qui nous a asservis durant quatre années et demie. Depuis les débarquements, et la libération d’une grande partie de notre pays, seuls des anciens maquisards et des patriotes idéalistes se sont engagés pour la durée de la guerre. Ils ont rejoint les F.F.L. et ceux d’Afrique du Nord et de Corse qui ont été mobilisés. Je suis écoeuré par ce manque de patriotisme de mes concitoyens.
Puis, en réfléchissant plus avant, j’ai pensé que nous étions tellement appauvris après ces années noires, qu’il aurait été inconscient de faire “la levée en masse” des Français. Nous n’aurions jamais pu avoir une armée importante. Malgré tout, il y avait de quoi être amer.
Une pluie glaciale mélangée à de la neige, tombe régulièrement sur la région. A croire qu’il ne fait jamais beau dans les Vosges et en Alsace. L’humidité règne partout. Les journées sont tristes et sombres. Toutes ces conditions ne favorisent pas l’optimisme.
Ce sera le mardi 5 décembre 1944, à trois jours de mon dix-huitième anniversaire que, vers les 9 heures 30, des camions G.M.C. arrivent à environ deux kilomètres de notre Poste-Avancé. Nous sommes relevés par une compagnie de Tirailleurs Marocains. Nous descendons jusqu’aux camions et embarquons pour un repos bien mérité.
Notre escadron a pris ses quartiers dans un village appelé Aux-Granges-Saint-Barthélémy. C’est la grande banlieue de Lure. Les autres pelotons sont tous répartis aux alentours, pour le 1er escadron et l’EHR, ils sont de nouveau à Malbouhans, le 3ème s’installe à La Nouvelle-lès-Lure. Enfin, tout le régiment est au repos dans des villages autour de Lure, dans l’après-midi de ce 5 décembre.
Pour l’instant, nous ne verrons pas nos Fusiliers-Marins, mais nous savons qu’ils sont, eux aussi dans les environs de Lure. Ces informations nous font penser que nous appartenons toujours à la 1ère D.F.L. Cette dernière a été retirée du front après l’attaque qui a libéré Belfort pour se reconstituer, combler ses pertes et préparer le matériel pour la suite des combats, car la guerre est loin d’être terminée.
Des rumeurs de plus en plus précises nous indiquent que notre division doit faire mouvement pour le sud-ouest de la France. Il serait question de participer à la réduction des poches encore tenues par l’armée allemande. Il faut dégager Royan et Oléron toujours occupés, et qui bloquent les ports de Bordeaux et de La Rochelle. C’est le général de Larminat qui est chargé de cette opération depuis octobre. Il n’arrive pas à conclure avec les troupes F.T.P.F.indisciplinées qu’il a sous ses ordres.
La 1ère Armée Française détache une division très aguerrie pour venir à bout de ces combats.
En fait, en raison de la progression ultra-rapide des unités alliées, des poches de résistance allemande ont été contournées pour poursuivre rapidement le gros de la XIX armée allemande. Comme nous sommes presque sur le Rhin, l’état-major général a décidé de faire résorber ces poches par des troupes françaises.
Le général de Larminat est soulagé de savoir que c’est la 1ère D.F.L. qui vient épauler les Forces Françaises de l’ouest (F.F.O.) qui sont les seules unités dont il dispose.
Voici ce que dit le maréchal des Logis André Madeline:
C’est en octobre que De Larminat a été chargé de les réduire (les poches). On lui a confié pour cela le commandement des unités françaises F.F.O. Lors de sa prise de commandement, il a trouvé des troupes disparates, indisciplinées, plus spécialisées dans la rapine que dans l’art de la guerre. De ce fait, les habitants craignent autant, sinon plus, les exactions des F.T.P.F. que les sorties peu fréquentes que font les Fridolins pour se ravitailler.
Les F.T.P.F. n’obéissent qu’à de petits chefs imbus des prérogatives qu’ils se sont eux-mêmes octroyées. Ils refusent toutes obéissances à l’état-major de De Larminat. Ils sont une flopée de porte-galons, une pléthore de petits états-majors qui se chicanent le pouvoir et les honneurs. Ils entretiennent un climat de pagaille pour faire durer une situation qui leur permet d’assouvir leur soif d’autorité.
Pendant ce temps, de pauvres bougres pleins de courage, patriotes exemplaires, perdent la vie. Le général De Larminat aspire à l’intervention d’unités de l’armée régulière, sur lesquelles il pourra compter pour libérer au plus tôt cette partie du territoire, et faire ainsi rentrer dans le civil les F.F.O.
Mais ce que “Calva” a écrit nous sera confirmé par nos officiers. Ce sera le sujet récurent des quinze jours passés dans cette magnifique région. Pour l’instant, il s’agit de nous préparer à affronter l’atmosphère de l’arrière. Les dernières informations recueillies chez les cuirassiers de retour de permission font état de ce que les civils, tout à la joie de la libération de leur région, considèrent que la guerre est finie. A vérifier! Ce sera avec une certaine crainte que nous envisageons cette rencontre.
Je ne me souviens pas grand chose de ce long déplacement, sinon des flashs précis de certains événements qui ont émaillé celui-ci.
Avant de quitter notre cantonnement des environs de Lure, j’ai participé le dimanche 10 décembre, à une prise d’armes à Malbouhans au cours de laquelle des décorations ont été remises à certains hommes du 2ème escadron. Pour le 2ème peloton, seul l’aspirant “Ben-Hur” et les brigadiers “O.F.I.” et “Pékin” ont reçu chacun une croix de guerre à l’ordre du régiment.
A cette prise d’armes, nous apprenons que notre chef de corps, le commandant “Thivollet” doit partir en permission. Il a désigné le capitaine Yves Moine pour assurer par intérim le commandement du régiment.
Le 13 décembre, nous embarquons à 17 heures à la gare de Vesoul dans des wagons à bestiaux – 40 hommes, 8 chevaux – . La température ne s’est pas réchauffée. Il doit faire dans les moins six degrés. Le convoi ferroviaire mettra 48 heures pour arriver à destination en Aquitaine.
Pour nous installer dans ces wagons, nous avons étendu de la paille sur le sol. Cet habitat ne nous changeait guère des granges dans lesquelles nous séjournions au repos à l’arrière du front. Seul, chaque fois que les roues métalliques passaient d’un tronçon de rail à un autre, le bruit régulier et les chocs consécutifs, berçaient rudement notre sommeil, si sommeil il y avait!
Le convoi s’arrêtait de temps à autre, plus ou moins longtemps, pour des raisons que nous ne connaissions pas. Ces arrêts étaient tout à fait imprévisibles, soit dans une petite gare de province, soit dans une gare de triage soit même en pleine campagne.
C’est en pleine journée du 15, que je fus témoin d’un incident qui m’a fortement marqué. Nous étions arrêtés dans une gare de triage. A côté de notre train, s’en trouvait un autre lui-même à l’arrêt. C’était un train de marchandise constitué entre-autre de wagons à plateforme. D’énormes fûts de vin étaient solidement arrimés sur celles-ci. Deux cuirassiers, munis d’une hache habituellement utilisée lors d’un incendie, se sont mis à défoncer un fut pour remplir des gourdes. Naturellement, ils ont perdu la quasi totalité du vin rouge qui sortait à gros bouillons des trous pratiqués pour se répandre sur le ballast. J’étais scandalisé, mais je n’ai rien fait pour les arrêter. De toute façon cela n’aurait servi à rien, car ils étaient bien décidés à perpétrer leur forfait. J’avais encore beaucoup à apprendre sur la vie. Elle était tellement différente de celle dans laquelle j’avais vécu jusque là.
Parti le 13 au soir de Vesoul, le train a roulé deux nuits et deux jours. En regardant par l’embrasure de la porte coulissante du wagon, nous pouvions retracer l’itinéraire que nous accomplissions en voyant défiler les panneaux signalétiques des gares que nous traversions qui défilaient sous nos yeux: Dijon, Montchanin, Roanne, Limoge, Angoulême, pour parvenir à Jonsac.
En cette fin de 1944, pour traverser la France en diagonale, il était impossible de savoir combien de temps il faudrait. Les voies ferrées étaient en triste état, le matériel ferroviaire étaient détruit à 85% après quatre années d’occupation, de bombardements et de sabotages.
Nous étions un convoi prioritaire. Ce n’est pas pour cela que nous pouvions aller plus vite. Les cheminots français, malgré leur bonne volonté, leur courage et leur efficacité, ne pouvaient faire plus. Alors, on peut dire que c’est un exploi si les trains peuvent encore circuler, même lentement. Si le trafic a pu être rétabli sur les lignes les moins sinistrées, c’est grâce à l’effort admirable de nos cheminots.
Beaucoup d’ouvrages d’art ont été réparés hâtivement d’une façon provisoire. Les trains circulent sur les ballasts à vitesse réduite. Par moments, l’allure est si lente que nous sautons du train pour nous dégourdir les jambes en marchant à côté de notre wagon.
Un autre flash s’est encré dans ma mémoire. Au sud de Angoulême, nous nous sommes arrêtés dans une petite gare (Je ne me rappelle pas de son nom). En face, il y a un bistrot dans lequel une permanence d’un tribunal du peuple s’occupe de l’épuration de la région. C’est le lieu privilégié de certains “grands stratèges” et de “vertueux citoyens”.
Je laisse la parole au sous-officier “Calva”:
Comment l’affaire a-t-elle débuté? Une bagarre spectaculaire, extrêmement violent éclate entre cuirassiers descendus du train et les membres du “parti”. Apparemment les communistes ont traité de planqués les “Doudou” du G.M. qui, originaire de Villeurbanne, ont pourtant la réputation d’appartenir au “parti”.
Des mecs de l’arrière qui se permettent de leur faire la morale! Ils n’ont pas peur de dire aux camarades qu’il serait temps qu’on les envoie à la riflette… Alors qu’ils en viennent et qu’ils traversent toute la France pour finir le travail que ces minables sont incapables de terminer…
La coupe est pleine! Il ne fallait pas provoquer les cuirassiers, ils sont susceptibles.
Je n’ai regardé la scène que de mon wagon. Je suis resté dans ce dernier car je ne buvais pas d’alcool, donc aucune raison d’aller dans ce bistrot. J’ai vu à la sortie du bistrot une vingtaine de gars qui se cognaient durement. Dans le tas, je vois plusieurs cuirassiers. Je n’avais aucune envie de participer aux coups de poing. Ce n’est pas mon genre.
Après un long coup de sifflet, le train démarre lentement. La locomotive crache fumée et vapeur. Elle peine et ses roues métalliques patinent et dérapent sur les rails avant de trouver son rythme.
Le combat a cessé faute de combattants, les cuirassiers ont regagné – quelques-uns in extremis – leur wagon respectif. Un “Doudou” s’aperçois soudain que l’un des leur est resté seul sur le quai, où il se fait étriller. Il est en mauvaise posture.
Solidaires, les gars du G.M. sautent du train les uns après les autres pour venir en aide au collègue en difficulté. Rapidement les communistes perdent pied et se débinent honteusement. Les cuirassiers se mettent à courir sur le ballast pour rejoindre le train. Il faudra à certains, à bout de souffle, près d’un kilomètre pour le rattraper…
Au fur et à mesure que nous descendons dans le midi, la température devient plus clémente. De moins six à Vesoul, au sud d’Angoulême nous avoisinons les dix degrés. Le moral a l’air de remonter avec le soleil et la température. Si c’est à Jonsac que nous devons nous arrêter, cela ne devrait plus être très long.
C’est vers 17 heures que nous arrivons à Jonsac. Les camions G.M.C. sont bien au rendez-vous. Mon escadron va cantonner à Saint-Sorlin-de-Conac, tandis que les autres escadrons se répartissent entre Jonsac, Saint-Thomas-de-Conac et Saint-Bonnet-en-Gironde.
A Saint-Sorlin, comme dans toutes les écoles de France, c’est la période des vacances scolaires. La commune va nous loger dans la salle des fêtes et dans l’école des filles et des garçons. Le conseil municipal a fait les choses en grand pour accueillir les troupes de l’armée régulière. On peut penser que toutes les municipalités du département rivalisent de gentillesse pour nous faire plaisir.
C’est nouveau pour nous, la commune a fait étendre des matelas sur le sol des écoles et de la salle des fêtes. Ils ont repoussé les pupitres des écoliers contre les murs et organisé un espace permettant d’installer un peloton de trente-deux hommes dans chaque école. La salle des fêtes, elle, reçoit deux pelotons. Naturellement, les officiers logent chez l’habitant. Ces civils font tout pour nous faire plaisir. Nous apprécions de dormir sur autre chose que du dallage. L’accueil des habitants est chaleureux.
Durant les quinze jours que nous resterons à Saint-Sorlin, nous serons journellement invités pour les repas par les villageois ou les fermiers. Les rations “U” américaines nous permettent d’offrir à nos hôtes, du chocolat et des cigarettes. La boisson alcoolisée de la région, le pineau, coule à flot dans le gosier de mes camarades, à tel point qu’il n’est pas rare de rencontrer ceux-ci se soulager en vomissant aux coins des rues. Personnellement, je n’ai pas goûté ce magnifique breuvage que je connaîtrai beaucoup plus tard.
Le résultat est là. Il n’y a pas de soir où, en circulant dans les rues de Saint-Sorlin, je n’aperçoive un de mes camarades, courbé contre un mur, rejeter le bon repas qu’il venait de faire. Ce manque de retenue me gênait, pensant que les habitants auraient une bien mauvaise opinion de nous. Il faut bien dire que j’étais écœuré.
Du 16 au 26 décembre, les jours s’écoulent sans exercices ni contraintes. Il n’y a aucun faits marquants. Nous continuons à être comme des “coqs en pâte”, soignés par la population.
A Noël, mon camarade “Zouille” et moi, nous avons été invités à venir passer la journée chez le postier et sa famille. Cette invitation nous a beaucoup touché. A midi comme au repas du soir, la table était bien garnie. Nous ne pouvions pas ne pas penser que ces villageois avaient moins souffert de la faim que les citadins que nous étions. Les restrictions étaient encore sévères à cette époque. Mais toute à la joie de passer de bons moments en famille, nous avons profité au maximum de ces instants.
Voici dix jours que nous sommes dans ce pays de cocagne. En ce lendemain de Noël, nous ne savons toujours pas quand nous serons appelés à participer à l’attaque du port de Royan. Nous vivons dans l’insouciance la plus complète du lendemain. Il semble que ce soit la même chose pour les officiers de notre escadron qui se font photographier pour la postérité.
Pendant que nous passons des jours heureux en Aquitaine, des événements graves se préparent le long de la frontière des Ardennes.
Nous saurons assez rapidement de quoi il retourne. C’est le 27 décembre que le lieutenant Hubert Audras, commandant par intérim le 2ème escadron, nous réunit pour nous annoncer que nous refaisons le même trajet, mais en sens inverse. La 1ère D.F.L. doit relever la 2ème D.B. du général Leclerc au sud de Strasbourg.
Il continue en nous donnant les explications de ce revirement. Une contre-attaque très puissante a été déclenchée par les Allemands à la frontière, dans les Ardennes, le jour de Noël. Elle a bousculé les troupes américaines qui submergées refluent en désordre. D’après les informations parcellaires qui circulent les jours suivants, ce serait un déferlement de centaines de chars Panther et Tigres qui forment l’ossature de cette contre-attaque qui balaye tout sur son passage.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les Alliés ne s’attendaient pas à un tel sursaut de la part des Allemands. Mieux renseigné que nous, le lieutenant Audras nous signale que les Américains sont en pleine débâcle dans les Ardennes. Devant ce début de désastre, le Haut commandement Américain sous les ordres du général Eisenhower, aurait décidé de replier purement et simplement l’ensemble des troupes alliés derrière la ligne des Vosges, abandonnant Strasbourg.
Ces jours-là sont graves. Toute la division doit retraverser la France en diagonale, mais en sens inverse. La 1ère D.F.L. est rappelée d’urgence en Alsace pour remplacer le 2ème D.B. au sud de Strasbourg. Cette dernière division n’est pas sous les ordres de l’armée française, elle est directement rattachée à l’armée américaine. Ces derniers peuvent s’en servir comme ils l’entendent.
Nous apprenons qu’en Alsace, la température a baissé terriblement. Elle est à moins vingt degrés. Dans cette région, la neige étant tombée en abondance, elle a gelé en surface.. Lorsque nous partons le 28 décembre de la gare de Jonsac, nous sommes déçus de quitter cette région si accueillante pour nous diriger vers un département aussi froid. Ce sont les aléas de la guerre.
Au fil des gares traversées, nous suivons la progression du train à travers la France hivernale. Nous perdons la notion du temps . Petit à petit le climat change, de la pluie neigeuse du sud de la Loire, maintenant, la neige tombe silencieusement à gros flocons. Notre convoi approche insensiblement de notre destination.
Comme à l’aller, en dépit de l’urgence de la situation, il nous a fallu quarante-huit heures pour revenir sur le front de l’est. On nous débarqua à Lunéville où des G.M.C. non bâchés, nous conduirons aux alentours de Ramberviller. Mon escadron cantonnera au village de Doncières, en Lorraine du sud.
Il fait un froid exceptionnel. La nature est couverte de neige gelée. La glace brille sur le moindre point d’eau. Les haies et les branches d’arbres sont recouvertes de neige immaculée. Ces dernières se courbent sous son poids.
Pour la première fois depuis l’attaque de novembre, je retrouve les Fusiliers-Marins à Doncières. Eux aussi ont été rappelés dans l’est. Je cherche le char n°132, celui sur lequel notre escouade a participé à l’attaque. Sans succès car le 2ème peloton du 1er R.F.M. se trouve dans un autre village. Par contre, je trouve celui du Q/M Pouvrasseau. C’est le 123. L’adjudant d’escadron Herrenshmitt et moi-même nous discutons de la situation avec le Quartier-Maitre. C’est ce dernier qui m’indique que le 2ème peloton des Fusiliers-Marins se trouve à Hardancourt, village situé lui-même non loin de Ramberviller.
En cette fin d’année, un grand bal populaire a été organisé à la salle des fêtes par la municipalité de Ramberviller. Le cavalier “Taurillon” veut y participer, mais ce bourg se trouve à environ cinq kilomètres de notre cantonnement et ce dernier ne veut pas y aller seul. A la ronde, il nous sollicite. Devant le peu d’enthousiasme de la part de ces camarades, il insiste et c’est comme cela que je me suis laissé embarquer dans cette histoire. Nous étions trois à nous être décidés à l’accompagner. Pourtant, je ne savais pas danser et je n’avais aucune envie d’apprendre ce genre de distraction. Ce divertissement était absolument défendu dans ma famille. Nous étions donc quatre cuirassiers à taire le déplacement.
La route était très glissante. Les véhicules avaient damé la neige mais pour éviter de tomber, nous marchions dans la neige sur les bas-côtés. Nous ne mîmes qu’une heure pour parcourir la distance qui nous séparait du bourg. La marche rapide nous réchauffait. Dans le hall d’entrée de la salle des fêtes, il y avait une foule de jeunes-gens, en majorité des jeunes femmes.
“Taurillon”, fit le tour de la salle en essayant de repérer sa future partenaire. Il se rabattit sur une gracieuse, grande et belle blonde. Elle était vraiment bien “roulée”. Il semble radieux. De toute la soirée, il ne changeât pas de partenaire, alors que les deux autres cavaliers choisissaient au hasard d’autres jeunes filles. Personnellement, je faisais le “pied de grue” contre le mur, toujours à la même place, refusant les demandes de certaines gentes demoiselles. Je regardais mes jeunes concitoyens oublier les difficultés du moment. Mes trois camarades virevoltèrent durant un temps qui me paru interminable. J’espérais partir retourner au cantonnement bientôt, car le trajet du retour, en pleine nuit, ne me disait rien.
Parmi les danseurs, je recherchais mes camarades. Si j’en voyais deux, le troisième avait disparu. Je suis allé demander à ceux-ci s’ils ne pensaient pas qu’il était temps de rentrer et où se trouvait le “Taurillon”. Ils me dirent qu’ils avaient vu le couple s’éclipser vers le hall d’entrée. Je trouvais que de danser de 20 heures à 23 heures, c’était très long. J’en avais plus qu’assez d’attendre le bon vouloir de ces messieurs et je regrettais de mettre laissé entraîné dans cette aventure.
Tous les trois, nous décidâmes de rentrer sans attendre le “Taurillon”. Nous retrouverons ce dernier dans le hall. Il a l’air très fatigué. Ce n’est pas étonnant après ce marathon. Mes deux compères se marrer. Ils se mirent à plaisanter le “Taurillon” et c’est à ce moment que je compris ce que ce dernier était parti faire avec sa partenaire.
Innocent, comme j’étais innocent! C’est en rentrant que ce dernier nous expliqua comment il s’était envoyé la donzelle. Il nous le raconta en détail. On sentait qu’il jubilait. Il nous spécifiât qu’en l’absence d’endroit pour baiser, ils s’étaient rabattus dans les chiottes. Il nous précisât qu’ils avaient fait cela debout contre un mur. “Taurillon” avait rencontré des difficultés pour enlever la robe de la fille car celle-ci était boutonnée de haut en bas de multiples boutons. Il s’était énervé pour les défaire car il était très pressé d’arriver à ses fins. II terminât son “compte-rendu” en disant qu’elle valait le coup. Il nous précisât qu’il était épuisé, que la fille l’avait complètement vidé, car tous les deux s’y étaient donné à plein.
Il était vraiment très fier de nous donner tous ces détails. Personnellement, je ne trouvais pas quel plaisir on pouvait avoir à faire cela dans des chiottes. Pour tout dire, j’étais scandalisé de la joie qu’il avait de nous décrire ce haut fait. Il aurait pu être plus discret.
Le retour au cantonnement a été pénible pour lui. Il traînait derrière nous en nous demandant de l’attendre. Il semblait vanné. Nous arriverons à Doncières vers les trois heures un quart le dimanche 31 décembre 1944.
Nous resterons à Doncières jusqu’au 2 janvier 1945, le temps pour le commandant “Thivollet” de revenir du Q.G. de la division avec les ordres de mouvement du régiment. Nous devons partir dans la matinée vers l’Alsace. C’est tout ce que nous saurons. Nous regroupons nos affaires avec armes et munitions. Il paraît que la situation est mauvaise dans les Ardennes.
Certains de nos officiers partent en éléments précurseurs. Il s’agit du capitaine Louis Bouchier, du lieutenant Villechèze et du sous-lieutenant Raymond Rose. Ils doivent trouver les endroits où les escadrons devront tenir les lignes. Ils rencontreront les officiers de la 2ème D.B. pour connaître les emplacements. Comme toujours en ces moments il y a de la fébrilité dans l’air.
Depuis six heures, en pleine nuit noire, nous sommes debout. Vers les 7 heures, nous allons à la roulante pour avoir un café. Il fait un froid intense. Il est accentué par un vent du nord désagréable et est de plus en plus difficile à supporter.
Les camions G.M.C. arrivent vers les 9 heures. Nous y montons espérant qu’avec leur bâche, nous aurons plus chaud. Il n’en sera rien, car bien que bâchés, des courants d’air glacés balaient la plateforme sur laquelle nous sommes recroquevillés sur les bancs métalliques. Nous traversons successivement Baccarat, Raon-l’Etape et Senones. Dans ces routes encaissées, le long des ruisseaux entre les montagnes, gagnant en altitude, la température baisse encore. Nous sommes transis.
Si aucune étape n’a été prévue lors de notre déplacement, le G.M.C. dans lequel notre escouade est montée, s’arrêtera à plusieurs reprises devant des bistrots rencontrés en chemin. Ces arrêts seront de plus en plus longs. Notre chauffeur s’envoie à chaque fois un petit vers de schnaps. Si ce dernier se réchauffe, nous par contre, nous nous gelons dans notre véhicule ouvert à tous vents. Nous avons l’impression que nous sommes des animaux dans une bétaillère. Décidément ce voyage en camion n’est pas une sinécure.
N’ayant pas de montre, je ne sais pas depuis combien de temps nous roulons. L’envie de manger me laisse à penser que nous approchons de midi. Certains de mes camarades sont dans un plus mauvais état que moi. Ils toussent et semble avoir de la fièvre. Eux, ils n’ont pas faim, et seraient mieux dans un lit. Ils ont attrapé une crève sévère. Je me rabat sur les rations “U” pour calmer ma faim.
Au début de l’après-midi, le jour commence à décliner imperceptiblement. La campagne est de plus en plus enneigée. Celle-ci créait une lumière fantomatique par sa clarté laiteuse. Elle nous permet de constater que nous sommes bien arrivés dans la plaine d’Alsace qui paraît immense.
Les camions G.M.C. se sont arrêtés le long de la nationale. Le convoi est à l’arrêt pour attendre les retardataires. Nous descendons de ceux-ci pour nous dégourdir les jambes et retrouver un peu de chaleur en tapant des pieds. Nous nous rassemblons autour de feux de bivouac allumés avec de l’essence par les chauffeurs, mais il nous en faudrait plus pour nous réchauffer. Nous n’avons toujours pas de roulante, donc pas de repas chauds.
Pendant le temps de notre arrêt, les trois officiers de notre régiment sont de retour avec les instructions nécessaires pour trouver les lieux des secteurs que nous devons tenir. Le dernier véhicule nous a rejoint. Le convoi se remet en route sans attendre. Il poursuit sa route dans la plaine que le crépuscule rend plus infinie. Cette plaine nous paraît immense après le passage dans les routes encaissées des Vosges.
Arrivés à un grand carrefour sur la N 83, notre convoi se partage en trois parties. Dans le camion de tête de chacun d’eux se trouve un officier qui les dirige vers leur secteur. Pour notre escadron, le deuxième, nous allons à Huttenheim, petit bourg alsacien typique dans lequel le P.C. du commandant prendra ses quartiers.
Ici aussi, comme à Saint-Sorlin, la municipalité a bien fait les choses. Nous débarquons dans la cour de la grande salle des fêtes. En pénétrant dans celle-ci, nous sommes saisis par la douce chaleur que dégage un énorme poêle en faïence placé au milieu de la salle. C’est une merveilleuse chaleur après le froid et l’inconfort de notre trajet en G.M.C. Mais le froid s’étant appropriait notre corps jusqu’aux os, il nous faudra beaucoup de temps pour nous réchauffer.
Dès qu’ils sont entrés dans la salle, mes camarades se bousculent pour avoir la meilleure place prés du poêle. Personnellement, je me suis éloigné de la porte d’entrée et je préfère rester dans la salle près des deux portes battantes que nos hôtes traversent d’un côté à l’autre pour apporter des bouteilles de schnaps et de riesling pleines et rapporter les vides. Les membres de la municipalité circulent entre nous pour remplir les verres. Pour la première fois, j’accepte un verre d’alcool. Je ne l’ai pas beaucoup apprécié. Ces Alsaciens semblent heureux de nous savoir là. Qu’en est-il de tous ces concitoyens qui ont côtoyé l’armée ennemie dans laquelle certains hommes n’étaient pas plus mauvais que d’autres?
L’accent de nos hôtes est surprenant, mais cet intermède entre deux secteurs de combats est bienfaisant.
Chaque peloton se disperse dans le bourg. Le cantonnement de mon escouade, celle de O.F.I., est installée dans un café. Dès arrivés dans les lieux, nous n’avons qu’un désire, nous étendre et dormir sans manger et tout habillés, contre nos armes et notre barda. Nous nous installons sur le parquet. En peu de temps, un concert de ronflements emplit la salle du café.
C’est la faim qui me réveille le lendemain matin. Je prélève une barre chocolatée de mes rations “U” et la dévore. Mes camarades se réveillent à leur tour. Nous sommes au environ de sept heures et la nuit est encore bien installée pour plusieurs heures. Tous les membres de l’escouade se retrouvent accoudés au bar. Le cafetier a mis en route son percolateur antique. Il veut nous préparer un café ersatz. Nous lui demandons de l’eau chaude et sortons des sachets de café et de lait en poudre. Le patron n’en revient pas. Nous lui offrons une tasse pour qu’il puisse comparer avec son breuvage. Il semble beaucoup plus conquis que nous. Nous lui donnons plusieurs sachets de café et de lait. Il nous offre un coup de riesling pour la route.
Avant de partir, nous aurions voulu faire un peu de toilette. Malheureusement il n’y a qu’un lavabo dans les W.C. Pour sept hommes, le temps imparti à chacun d’entre nous est tellement court que nous ne pouvons passer qu’un peu d’eau froide sur le visage. Nous commençons d’en avoir l’habitude.
C’est donc ce 3 janvier 1945, entre “chiens et loups” que nous devons gagner les emplacements de notre secteur. Nous dépassons Benfeld, nous passons le pont sur 1T11 et progressons sur une route communale vers le bois de La Lutter. D’après le poteau indicateur, cette route part en direction de Riedorf. Tout en marchant en file indienne, nous nous apercevons que la neige amortit et étouffe le son de nos pas. Nous prenons conscience d’un calme étrange que le silence développe autour de nous. Si les circonstances étaient autres, nous ressentirions en nous une immense paix. Mais voilà, c’est la guerre et nous nous trouvons en premières lignes du front. Nous devons être vigilants à chaque pas.
Arrivés à un carrefour en pattes d’oie, notre escadron se divise en trois éléments. Chaque peloton s’en va vers sa destination. Le nôtre, passe devant une grande croix et poursuit en direction de Riedorf C’est en plein bois, le long de la route communale, à environ deux mille mètres en avant des autres pelotons, que nous devons installer nos Points d’Appuis.
En arrivant sur les lieux, il n’y a personnes. Seuls quelques trois à quatre trous recouverts de branchage nous accueillent. Ils sont vides. Les derniers biffins sont partis avant d’être remplacés. Depuis combien de temps ont-ils abandonnés les lieux? Il semble que la ligne de front est une véritable passoire. Cela se confirmera par la suite par des contre-attaques allemandes survenant de tous les côtés. Nous devons nous protéger dans toutes les directions. D’après l’aspirant, nos voisins les plus proches sont des Légionnaires. Ils se trouvent à environ trois mille mètres de nous vers notre droite.
Cet état de choses n’est vraiment pas rassurant. Si le front d’Alsace est si mal gardé, nous risquons de le payer cher.
Positions de la 1ère DFL en Alsace – Défense de Strasbourg.
Secteur tenu par le 11ème régiment de Cuirassiers.
Pour bien comprendre l’enjeu des combats qui vont se dérouler en Alsace, il est nécessaire de situer les positions tenues par notre division. En ces premiers jours de l’année 1945, la situation est critique à la frontière Est de la France. Revenus d’Aquitaine, ce sera entre le 1er et le 2 janvier que toute la DFL converge dans le Sud de la plaine d’Alsace.
Que dit le chef d’état-major de cette division :
Le 1er janvier, la DFL pénètre en Alsace par les cols de Hantz et de Sainte-Marie, il neige. Elle va remplacer la 2ème DB qui est alignée sur quarante kilomètres de front, face au Sud, à proximité de l’Ill. Le général Devers (général américain) a envoyé toutes ses réserves dans les Ardennes et il a besoin de la 2ème DB. Celle-ci a hâte de retourner dans l’armée américaine où elle profite d’une certaine autonomie.
Notre position s’étend de Plolsheim à Sélestat, son tracé sinueux borde d’abord le Rhin puis traverse la plaine d’Alsace perpendiculairement au canal du Rhône au Rhin et suit pour finir l’Ill jusqu’à Kogenheim.
Notre brigade, la 4ème, celle dans laquelle nous avons été intégré, a installé son PC à Matzenheim, le B.I.M.P. est à Rosefeld, les Marsouins du B.M.21 à Ersten et ceux du B.M.24 à Obenheim et le 11ème Cuir à Huttenheim et Benfeld.
De l’autre côté du canal du Rhône au Rhin, face à l’Est, le bourg de Kraftt est tenu par le B.M.21. La 3ème compagnie de ce même bataillon tient Gertsheim. Quant à la 1ère et 2ème compagnie du B.M.24, elles tiennent Obenheim. A ce sujet, il faut rappeler que la 2ème compagnie de ce bataillon est composée en majorité de l’ancien escadron “Grange”, celui qui tenait la position du col du Rousset durant les combats du Vercors. La dernière compagnie du B.M.24, la 3ème, défend Boofzhzeim.
Etant donné la pauvreté des moyens de la DFL pour tenir ces 40 kilomètres de front, le général commandant la division a réparti la cavalerie – 1er R.F.M. et 8ème R.C.A. – dans différents villages derrières les premières lignes. Leurs missions est d’intervenir rapidement dans le cas de difficultés survenant dans l’un des Postes Avancés.
Le P.C. de nos Fusiliers-Marins est situé à Benfeld, zone dont nous sommes responsables comme infanterie.
Si les P.C. sont généralement fixés dans des villages les escadrons se déplacent continuellement entre Benfeld et Kogenheim. Nous défendons ce secteur. La grande mobilité du 1er escadron de fusiliers-Marins du L/V Roger Barberot et celle du 8ème R.C.A. sont nécessaire pour assurer la défense des ponts, les deux régiments de blindés peuvent ainsi appuyer notre régiments par des contre-attaques fulgurantes.
Ce sera très nécessaire pour nous dégager de l’étreinte meurtrière des S.S. qui tentent d’encercler nos Points d’Appui (P.A.). La nuit, ils stationnent dans les bourgs proches de nos positions. Ils viennent même de nuit, tous phares allumés, pour nous dégager.
Les secteur tenus par le 1er et le 3ème escadron sont de par et d’autres de la rivière l’Ill. Ces escadrons ont installé leurs Points d’Appui tout le long de la rivière. Nous le 2ème escadron, nous sommes dans les bois de la Lutter à l’Est de Benfeld et d’Huttenheim, entre l’Ill et le lointain Rhin. Le chef de corps de notre régiment a installé son P.C. à Huttenheim; l’Escadron Hors rang (E.H.R.) est en arrière à Zebwiller.
Vers 13 heures, le jour diminue déjà… Le ciel est plombé. Sur cette neige d’une blancheur immaculée, nous faisons une cible idéale pour les “snipers”. Dans le bois, le long de la route de terre , il est temps pour nous de déblayer la neige afin d’atteindre la sol glacé et durci. Nous devons creuser nos trous de combat. Nous attaquons la terre gelée en surface sur une dizaine de centimètres avec nos petites pelles de fantassin. C’est pénible. Il y faut beaucoup d’acharnement. C’est vraiment dur.
Plus nous approfondissons ceux-ci, plus la terre devient malléable. Vers 16 heures, éreinté d’avoir creusé, je décide que la profondeur de mon trou doit suffire. Je devrais me contenter de la profondeur à laquelle je suis arrivé. J’essaie de m’accroupir en position assise, ma tête sort complètement du trou et, en plus, je suis certain de ne pas pouvoir dormir après mes tours de garde. Il faut donc que je reprenne la maudite pelle car il est impossible de rester ainsi.
A soixante-dix centimètres de profondeur environ, je me propose de creuser latéralement pour pouvoir étendre mes jambes. A cette profondeur, la partie gelée ne me gênera pas pour creuser. Je fais donc un trou en forme de sabot. Si la couche gelée s’effondre, je n’aurai qu’à déblayer le fond du trou.
Après avoir terminé mon poste de combat, je m’assois sur le bord de mon trou, jambes pendantes pour regarder la forêt endormie. Elle est paisible et reposante. Je vois encore assez bien à cause de la blancheur de la neige. Soudain, sans avoir rien entendu, j’aperçois un grand lièvre nous regardant assis sur ses pattes arrières. Il est véritablement immense. Je n’en ai jamais vu d’aussi grand. Si certains d’entre-nous n’avaient pas fait de bruit, il serait sans doute resté pour essayer de comprendre ce que ces hommes faisaient sur son domaine. En trois bonds magnifiques il disparut de ma vue.
Je ne vois presque plus rien. Il est plus de dix-sept heures. La nuit a étendu sa couverture sombre sur notre environnement. J’ai faim. Je sors de mon paquetage une ration “U” et déniche un fromage cuit au jambon que j’accompagne de biscuits de soldat. Dans la nourriture américaine ce fromage est le seul qui me plaise vraiment.
En arrivant dans notre secteur, nous avons trouvé une dizaine de cadavres de “Vert-de-gris”. Ces derniers étaient gelés dans des positions étonnantes. L’un d’eux particulièrement me mettait mal à l’aise. Je l’avais en face de l’emplacement de mon futur trou. La moitié du tronc de son corps se trouvait dans l’eau gelée d’une mare. Je ne sais pas dans quelle position il a été tué mais, actuellement, son bras droit se dresse vers le ciel. Ce cadavre m’a beaucoup impressionné. Appelait-il le Seigneur à l’aide? Toujours mon caractère religieux qui ressortait dans ces moments là.
Nous n’avons toujours pas entouré notre position d’un système d’alarme comme nous l’avions réalisé dans les Vosges. Demain matin, ce sera la première chose que nous ferons. Nous utiliserons le même système de boites de conserves vides attachées et suspendues deux par deux comme des cerises. Nous demanderons aussi à “Pékin” d’installer des “pièges-à-cons”. Cette nuit nous devrons redoubler de prudence afin d’éviter de mauvaises surprises.
De temps à autre la nuit est troublée par les rugissements lugubres des “orgues-de-Staline” allemands. Nous saurons par la suite que c’est un lance roquettes à tubes multiples copié sur l’armement soviétique. Les roquettes déchirent l’air, passant très bas au-dessus de nos têtes. Je ne sais pas pourquoi, nous avons baptisé ce genre de canon, “le Lion”, peut être à cause de ses rugissements. En même temps que ce bruit sinistre, de longues traînées rougeâtres se dirigent vers Benfeld et Hutteneim.
Dans la nuit profonde, la neige s’est remise à tomber. Je contemple les gros flocons qui strient l’obscurité en rangs serrés. Ils tombent silencieusement, étouffant le moindre bruit. Cette neige vierge recouvre progressivement les cadavres. Ils disparaissent peu à peu de notre vue, noyés dans l’immensité blanche. Seul le bras levé vers le ciel du cadavre qui se trouve à une vingtaine de pas de mon trou, est encore visible et me rappelle où je suis.
A l’aube du jeudi 4 janvier, je dois forcer pour me dégager de la neige qui recouvre la toile de tente recouvrant mon trou. Je constate qu’une épaisse couche de neige recouvre nos alentours immédiats. Les branches des arbres plient sous le poids de la neige. Cette dernière accentue la luminosité du jour qui se lève. Le froid pique mes joues, gerce mes lèvres. Il doit faire une température nettement au-dessous de quinze degrés centigrades. Comme il n’y a pas de vent, cette température est supportable.
Nos gourdes sont vides. Je suis de corvée de flotte. Cinq camarades et moi, nous partons en patrouille sous le commandement d’un sous-officier. Outre des “vaches-à-eau”, nous avons pris nos armes, dont le F.M. de Léon Leroy.
Arrivés près du petit étang qui nous sert de réservoir d’eau, nous constatons qu’une glace épaisse recouvre la surface. Cette glace nous empêche d’avoir accès à l’eau. Nous voilà à la recherche de pierres assez grosses pour la briser. Au moment où nous réussissons à faire un grand trou dans la glace disloquée, nous constatons avec dégoût que des cadavres allemands stagnent à demi immergés. Comment sont-ils arrivés là? Apparemment avant de se retirer précipitamment, leurs camarades les ont entassés dans ce trou d’eau. Je ne vois aucune autre explication.
Ce spectacle me refroidit. Je me jure bien de ne boire cette eau qu’après avoir dissout les pastilles adéquates de nos rations “U” pour la rendre potable. Hier, à la tombée de la nuit, j’ai bu de cette eau sans faire attention, n’ayant pas remarqué que ce trou d’eau avait servi de cimetière aux Allemands. Pourvu que je n’ai rien attrapé de grave.
Mais pendant que nous sommes dans les bois de La Lutter, que se passe-t-il sur l’ensemble du front. J’apprendrai bien plus tard en lisant des comptes-rendus d’opérations décrits par le général Saint Hillier, la gravité de notre situation.
Pour l’anniversaire du Führer, le quartier général des forces allemandes de l’ouest veut, à tout prix, offrir à Hitler la reconquête de la ville de Strasbourg. Le général allemand Von Maur dans un ordre du jour, “compte sur ses troupes pour offrir au Führer la joie de voir, dans quelques jours, flotter le drapeau à croix gammée sur la cathédrale de Strasbourg”.
Cette offensive est une menace angoissante pour la capitale d’Alsace.
Pour ce faire, le plan de leur état-major prévoit la prise de la ville par une tenaille Nord-Sud. La branche Nord de celle-ci est déjà aux portes de Strasbourg. Il faut donc accentuer l’effort de la branche Sud pour encercler l’objectif. L’offensive partira de Colmar toujours aux mains des Allemands. C’est donc là que la DFL devra combattre avec acharnement. Toute la division est engagée dans un combat extrêmement violent qu’en définitive nous gagnerons. Mais les pertes seront importantes.
A cause des renforts provenant d’Allemagne, la contre-offensive allemande s’est étoffée. Ils avaient franchi le Rhin sur des ponts de bateaux au niveau de la ville de Marckelsheim. L’état-major allemand lance vers le Nord deux colonnes d’infanterie renforcées par la 198ème Division d’infanterie et de la 106ème Division de Panzers (Feldernhalle). Ces colonnes suivent de part et d’autre le canal du Rhône au Rhin.
La première colonne part de Binderheim. Dans un premier temps, sa mission consiste à bousculer les défenses françaises en s’emparant de Witternheim, Rossfeld, Herbsheim, et en franchissant FUI poursuivre l’attaque pour encercler Strasbourg par la sud-ouest.
La seconde colonne démarre de Diebolsheim. Elle doit s’assurer des villages de Briesenheim, Boofzheim, Obenheim, Gertsheim et poursuivre jusqu’à Strasbourg entre le Rhin et le Canal.
La journée du 5 janvier s’achevait dans le calme quand soudain un bombardement général s’abat sur tous les villages de notre zone d’action. Aucun n’est épargné. La densité de feu est importante. C’est ainsi que le chef d’état-major de la DFL s’exprime dans son livre.
Dans son esprit, il n’y a aucun doute, la contre-offensive allemande a débuté. Il est appelé par le général de Lattre-de-Tassigny qui, en entendant son rapport donne l’ordre d’adapter à la DFL le Groupement tactique (CC5) de la 5ème DB.
La neige fraîche étouffe le bruit de chenilles. Seul, le bruit des moteurs est perçu dans la nuit. Derrière le premier échelon, une partie de la 708éme Division de SS monte vers le Nord.
Pendant ce temps, dans notre forêt, s’est le calme plat. Les seuls soucis que nous ayons pour l’instant, c’est la nourriture, les loisirs, comment se prémunir contre le froid et le renforcement de notre sécurité autour de nos Points d’Appui.
Notre escadron est relevé. C’est une relève inter-régimentaire. Nous nous replions sur ordre, à l’intersection des routes de Benfeld / Herbsheim et Benfeld / Riedorf où se trouve le calvaire. Nos trous sont occupés par des cuirassiers d’un autre escadron. C’est drôle, mais je me surprends à regretter le trou que j’ai eu tellement de mal à creuser. Nous, nous occupons les trous laissés par nos camarades. Le 1er et le 3ème peloton se replient sur Benfeld, dans le village même autour du P.C. régimentaire. Nous restons seuls dans la clairière.
Nous ne resterons qu’un jour dans la clairière car le 6, nous sommes de retour au bourg de Benfeld. Nous sommes remplacés par celui du sous-lieutenant Alexis qui hérite des trous que nous venons d’abandonner. Le peloton est partagé en deux groupes, les escouades de “OFT” et de “Calva” sont logées dans un bistrot et celles de “Pékin” et de l’adjudant Prunetta iront dans une maison qui se trouvent à moins de cent mètres du pont traversant l’Ill. L’ensemble du peloton a pour mission de surveiller la rivière. Nous occupons des positions échelonnées sur la rive ouest de celle-ci. Dans la journée, un calme relatif nous permet de nous installer confortablement. Ce ne sera qu’à la tombée de la nuit que des salves d’obus sifflent dans l’air glacé et tombent sur notre quartier. Nous n’aurons aucune perte, que se soit tué ou blessé.
Pendant ce temps, deux pelotons de l’escadron Bourgeois, le 1er, se trouvent dans les bois devant Semersheim. Ils ont établi des Points d’Appui avancés bien au-delà de l’Ill. Il s’agit du peloton du sous-lieutenant Cros et, à plus d’un kilomètre, celui du sous-lieutenant Gaudillère.
Dans la nuit noire, l’artillerie ennemie a repris ses bombardements avec beaucoup d’intensité. Ce matraquage durera toute la nuit sur les quartiers aux abords du pont. Il nous semble que cette dernière s’est rapprochée de Benfeld.
Si la journée du 6 a été relativement calme, le sept vers heures, des sentinelles de l’adjudant Prunetta donnent l’alerte, ils aperçoivent des fantassins allemands qui marchent silencieusement pour atteindre le pont. Ils sont vêtus de cagoule blanche. Le paysage s’anime et bientôt les fantômes blancs tirent des rafales d’armes automatiques. Notre réaction est brutale. De plus, la division alertée par radio, fait déplacer le 3ème peloton de chars des Fusiliers-Marins à notre aide. L’ennemie laisse devant nos lignes des corps dans leur linceul blancs.
L’alerte a été chaude. Il est plus que certain que nous avions à faire à des troupes aguerries. Ce n’était plus les régiments hétéroclites que nous avions à combattre à Masevaux. Nous apprenons, en reprenant une certaine sérénité après la tension du combat, que l’attaque que nous avons subie était généralisée sur tout le secteur tenu par le 11ème Cuir appuyé par des blindés du 1er RFM et 8ème RCA. C’est ainsi que le 1er escadron du 11ème cuirassiers a été violemment pris à parti à l’est de la rivière.
Le capitaine Bourgeois se trouve avec le peloton du sous-lieutenant Gaudrillère lorsque ce dernier est encerclé. Durant le bref mais acharné combat le peloton réussit à capturer quelques prisonniers.
Pour les aider à stopper l’attaque, le capitaine demande par radio, l’aide de l’artillerie divisionnaire. L’artillerie envoie un tir de barrage sur le secteur du 1er escadron où se tient le peloton de Gaudrillère. Les obus encadrent les trous. Malheureusement, ce déluge de feu n’épargne personne. Comme tous les hommes présents, les six prisonniers allemands sont effrayés. Pour les tranquilliser, le sous-lieutenant français leur offre à chacun une cigarette. Quelques instants plus tard, celui-ci sera gravement blessé. Il perdra sa jambe.
Appuyés par des éléments de blindés du 1er RFM et du 8ème RCA les cuirassiers contre-attaquent. Les deux pelotons qui sont engagés réussissent à dégager les hommes de Gaudrillère. Ce dernier peut être évacué. Brancardé par deux prisonniers allemands, il est emmené du Point d’Appui vers les dix heures. Le lieutenant médecin Blau et l’un des cavaliers de Gaudrillère, le 2ème classe Baumler, accompagnent le blessé. C’est en allant vers l’arrière en direction de Semersheim qu’ils se font capturer par une patrouille allemande. Les brancardiers “involontaires” allemands interviennent en faveur du sous-lieutenant français, expliquant qu’ils avaient été très bien traités.
Ils seront libérés et rapatriés dans la deuxième semaine de mai 1945. Après sa capture, le sous-lieutenant français sera évacué sur un hôpital allemand de campagne où les médecins devront l’amputer. Il terminera sa convalescence en Allemagne.
Les combats font rages. Tour à tour l’ensemble des pelotons du 11ème cuirassiers sont obligés de repousser de nouvelles attaques qui viennent de tous les côtés. Encerclés, les blindés viennent à la rescousse. Les Allemands sont partout dans nos lignes, cela n’a rien d’étonnant car celles-ci sont discontinues. Avec un seul peloton de trente-deux hommes pour quatre kilomètres de front, comment pourrions-nous arrêter ce flot continu d’ennemis. Une chose est certaine, sans les blindés des deux régiments de cavalerie de la Division, nous n’aurions jamais pu tenir.
Lorsqu’un semblant de calme est revenu, l’état-major divisionnaire nous fait changer de secteur. Il faut renforcer la défense de Benfeld et de Huttenheim. Nous retournons dans ce dernier bourg. Mon escouade s’installe dans un café. Le poêle en faïence diffuse une chaleur bienfaisante. C’est le lendemain, c’est à dire le 8 janvier que j’ai assisté à un drame qui m’a bouleversé.
La nuit avait été relativement calme. Les artilleurs ennemis ne s’étaient pas encore manifestés. Le matin, je sortis pour prendre l’air. C’était un matin calme. Le ciel, pour une fois, était dégagé. Dans l’aube naissante je constatais que je n’étais pas seul dehors. Sur une petite place, non loin de moi, je vis une enfant, bien emmitouflée dans un genre d’anorak (je me souviens même sa couleur qui était verte) et, sur la tête, un bonnet bicolore à pompons. Elle devait avoir dans six à huit ans. Couchée sur sa luge, elle essayait de glisser sur la neige devenue glace. C’est à ce moment, sans avoir entendu de bruit annonciateur, qu’une salve d’obus s’abattit sur la place. Je m’étais plaqué contre le mur de l’auberge, plus par réflexe que par instinct. Je ne vis plus la petite fille. La place était vide. A sa place il nV avait que trois impacts d’obus qui avaient entamé légèrement le sol gelé, ne laissant que des traces noirâtres en étoiles. Plus de petite fille, plus de luge, il ne reste que quelques morceaux d’étoffe verte. J’ai été durablement impressionné par ce souvenir. C’est encore une innocente enfant tuée par la folie des hommes.
Nous avions reçu l’ordre de tuer tous les chiens-loups que nous rencontrerions. La raison en était simple, les Allemands les utilisaient comme agent de liaison avec des Alsaciens favorables au parti nazi. Ces derniers renseignaient les Allemands sur les positions que nous tenions. Nous espérions qu’il n’y avait que peu de ce type de citoyen, mais, malheureusement ils existaient.
Le même jour où s’est produit la mort de cette jeune enfant, n’étant pas de garde pendant quatre heures, je circulais dans les rues de Huttenheim, bien décidé à faire un “carton” sur un chien-loup. Je n’en ai pas vu. Au fond, je n’étais pas mécontent, car en y réfléchissant, il m’aurait été pénible de blesser cet animal de rencontre. En effet, j’étais très maladroit au fusil. Mes camarades disaient de moi que “je raterai une vache dans un couloir”, ce que je reconnaissais bien volontiers.
Vers les quinze heures, nous changeons de positions. Nous n’allons pas loin. Les pelotons 1er et 2ème doivent se déplacer entre Benfeld et Huttenheim, l’un à l’usine Kuhlmann et l’autre dans la maison de l’éclusier sur L’Ill. Quant au 3ème il restera à Huttenheim même avec le P.C. régimentaire.
Depuis deux jours de combat, nous avons eux sept blessés dont un grave, et trois disparus. On a dénombré douze morts parmi les assaillants et de nombreux prisonniers. Il faut dire que nous ne sommes pas allés plus loin que nos positions et ne savons pas les véritables dégâts que nous avons faits aux Allemands. La récupération d’armes de guerre est impressionnante. Outre trois mitrailleuses, nous avons plusieurs dizaines de fusils mauser, des mitraillettes M.P. 44, de modèles récents.
En ce lundi 8 janvier, pendant que nous tenons devant Benfeld et Hutteheim, non loin de nos positions, les marsouins du BM 24 sont attaqués de tous les côtés. Les Allemands voudront forcer le passage de l’Ill à Obenheim. Il faut se rappeler que la 2ème compagnie du BM 24 est en majorité constituée d’anciens maquisards du Vercors. Ce sont les gars du Cl 1 qui défendaient le col du Rousset.
Dès huit heures du matin, l’artillerie, les chars, l’infanterie allemande conjuguent leurs forces pour donner le plus de violence possible à l’assaut, sans tenir compte des pertes. L’étreinte se resserre sur Obenheim. Le bombardement devient plus intense. Les patrouilles allemandes, plus actives, poussent une pointe entre Boofzheim et Obenheim.
Les canons et les armes lourdes du bataillon réagissent efficacement. A Boofzheim. L’ennemie laisse huit morts sur le terrain. Des rassemblements d’infanterie et de chars sont dispersés au nord de Gersheim.
Malgré la volonté de la DFL de venir en aide à ce bataillon, la liaison ne sera jamais rétablie. Les deux colonnes que la Division forme avec le CCS et le BM11 pour essayer de dégager le BM24, échouent. L’une, partie de Oshtouse en direction de Gersheim atteint le canal après de durs combats, mais est arrêtée. L’autre, est bloquée dès son débouché. Le BM24, laissé à son isolement sent l’étreinte ennemie se resserrer sur lui.
Mais Obenheim sera défendu jusqu’au bout
Aux pourtours et dans tout Obenheim, les combats sont d’une rare violence. Furieux d’une résistance qui dure depuis quatre jours, l’ennemie a concentré contre Obenheim cinq bataillons dont des SS et de nombreux chars. Parmi ceux-ci des chars de soixante tonnes les “Kônigs tiger”, armés d’un canon de 88, qui sont l’orgueil du corps blindé allemand.
Le PC du Bataillon est installé dans la mairie. Il est canonné par un char lourd allemand embusqué à cent cinquante mètres. Il reste bien peu de combattants valides. Les secrétaires et les observateurs du 1er RA défendent les ruines de la mairie.
Vers vingt heures trente, ce 10 janvier, le commandant Coffinier, chef de corps du Bataillon est entouré d’un noyau symbolique d’anciens venus de Somalie. La résistance cesse faute de munitions. Il juge qu’il est inutile de faire tuer d’autres hommes pour rien.
La journée du 10 janvier voit la destruction du BM24. Le II janvier, une compagnie de la Wehrmacht rend les honneurs aux vingt-huit morts du Bataillon que l’on enterre dans le cimetière du village. Aucune répression ne sera exercée sur les villageois qui ont aidé, secouru nos soldats.
Entièrement anéanti après ces furieux combats, le BM24 sera dissous et les rescapés rejoindront le Bataillon frère, le BM21.
Depuis le 6 janvier, nous avons quitté les positions du bois de La Lutter dans lesquelles nous avions aménagé des trous de fantassins, protégés par plusieurs systèmes d’alarme. Nous avions été remplacés par d’autres cuirassiers. Ce sont les hommes du sous-lieutenant Alexis.
De bouche à oreille, par l’intermédiaire de “OFI” qui s’est déplacé au P.C. régimentaire pour chercher le courrier, nous apprenons que notre ancienne position dans e bois de La Lutter a été attaqué à l’aube du 7.
Heureusement, les hommes de Alexis n’ont pas été surpris car ils ont bénéficié des installations des barbelés, des boites de conserve d’alarme et des “pièges à cons” que nous avions disposé dans le bois, face à l’Est. Cependant, notre ancienne position n’était pas protégée le long de la route allant en direction de Riedorf, pour insuffisance de barbelé, de boites de conserve vides et de ficelle. Nous espérions que les Allemands, s’ils devaient nous attaquer, le feraient de l’Est.
L’infanterie allemande avait dû constater la présence des Français tout le long de la route. Non seulement ils attaquent de la direction de l’Est, face à la position, mais aussi sur la route, du côté des deux flans de la position. Les hommes de Alexis sont assaillis de trois côtés.
Sur le côté Est, le gros des attaquants essaie de cisailler les barbelés, déclenchant un vacarme du diable accentué par la succession des explosions des “pièges à cons” installés par “Pékin”. C’est l’alarme générale.
Devant la riposte brutale des cuirassiers de Alexis, les Allemands hésitent et se plaquent au sol sur la route glacée. Ils sont en mauvaise posture. Par radio, le sous-lieutenant a appelé l’artillerie divisionnaire et le 8èm RCA à la rescousse. Un déluge d’obus s’abat sur l’ensemble de la position pendant dix bonnes minutes. Les cuirassiers, eux, se sont protégés au fond de leurs trous individuels. Pour l’infanterie allemande, ce n’est pas la même chose, elle n’a que la possibilité de se maintenir plaquée sur le sol glacé.
A l’arrivée de deux “Tanks Destroyers” du 8ème Chasseurs d’Afrique, c’est la panique chez les assaillants. Se relevant rapidement, ceux qui sont indemnes se retirent dans un “sauve-qui-peut” général. Bondissant de leurs trous, les cuirassiers excités par le retournement de la situation, se collent derrière les chars et continuent un feu d’enfer, tirant sur tout ce qui bouge.
A l’arrivée des deux “Tanks Destroyers” du 8ème Chasseurs d’Afrique, ils sèment la panique chez les fantassins allemands qui, se relevant rapidement, se retirent dans un “sauve qui peut” général. Les cuirassiers sortent précipitamment de leurs trous, et, très excités par ce renversement de situation, se collent derrière les chars pour poursuivre les assaillants. Ils continuent un feu d’enfer, tirant sur tout ce qui bouge. L’encerclement est brisé.
A l’aube, l’attaque a été repoussée. C’est le moment pour les assiégés de vérifier les résultats des combats. Le peloton de Alexis n’a aucun tué, mais il y a six blessés dont le sous-lieutenant lui-même. Du côté des “boches”, ce n’est pas la même chose. Il y a six corps inanimés sur la route et deux dans les bois, à l’Est de la position. De ce coin isolé d’Alsace s’élèvent des cris et gémissements d’une quinzaine de blessés.
Cet avant poste est jugé trop risqué. Transportant les blessés qui ne peuvent marcher, la petite colonne arrive au grand carrefour du calvaire où trois ambulancières attendent à côté de leurs véhicules, moteurs tournants. Les blessés trop sévèrement atteints qui ne peuvent marcher, qu’ils soient Français ou Allemands, sont installés dans les ambulances pour rejoindre l’hôpital de campagne d’Obemai.
Ici s’arrête le récit de “OFI”.
Le repli des unités françaises, qu’il soit limité à quelques hommes, n’est pas passé inaperçu de la population. De plus, à la T.S.F., pour les civils qui en ont une, les nouvelles qu’ils reçoivent ne sont pas bonnes. Les habitants sont affolés devant les conséquences possibles du retour des nazis. Ils sentent bien que la situation s’aggrave d’heure en heure Par ailleurs, les fausses nouvelles circulent, incontrôlées et incontrôlables amplifiées par les habitants alsaciens favorables aux Allemands, car il y en a encore.
Réunis un soir dans un café-restaurant de Benfeld, les membres de la municipalité et quelques notables du bourg s’apprêtent à organiser le départ des enfants et des vieillards. Pourtant, aucun ordre d’évacuation n’a été donné, mais le danger présent semble trop important pour courir le risque d’avoir des membres de leur famille incapables de partir rapidement. Comme dit le proverbe, “Il vaut mieux prévenir que guérir”. La situation exige de prendre toute mesure de prudence.
Le bourg de Huttenheim n’est pas épargné, de nombreux tirs de mortiers puissants et précis tombe sur le village. Ils tombent sur le cantonnement de deux pelotons du 1er escadron. Ils sont si précis que nous avons la conviction que ceux-ci sont dirigés par un observateur installé sur place dans le bourg. Résultats, quatre blessés parmi les cuirassiers dont un grave.
Lors de la contre-attaque des Allemands sur notre ancienne position, dans les bois de La Lutter, le cuirassier Henri Girond succombera à l’hôpital de campagne à Obernai.
Nous avons de nouvelles précisions sur les tentatives de contre-attaque de la 1ère DFL pour secourir le BM24. Qui, mieux que le Général de Lattre de Tassigny, peut en parler. Voici ce qu’il dit dans ses mémoires, donnant des renseignements importants sur les deux essais de dégagement du Bataillon encerclé:
Mais nos engins sont nettement surclassés par les “Jagdpanther” et les “Tigres”. On n’est pas long à s’en rendre compte quand, vers les 14 h 30, le 8 janvier, notre contre-attaque forte du BM11 et du détachement Bourgoin (vingt chars “shermann” et “T.D. ” du CC5), démarre de Osthouse – à nouveau attaqué sans succès le matin – vers Gerstheim et de Sand vers Obenheim. La colonne de Sand ne peut pratiquement pas déboucher et celle de Osthouse doit se replier à la nuit sur sa base de départ, après avoir eu beaucoup de peine à aller jusqu’au canal. Il faudra recommencer le lendemain….. Notre contre-attaque du 9 janvier va chercher à rétablir la liaison avec le BM24. Les moyens ne sont hélas ! pas plus étoffés que la veille mais ils sont tous concentrés sur l’axe Sand-Obenheim…..Le bataillon de Marche n°11 (BM11 – Capitaine Boucard) et les blindés sont stoppés irrémédiablement par les chars lourds et l’infanterie qui les prennent à la fois de front et de flanc.
Comme on peut le voir, tous les moyens disponibles de la DFL seront employés pour désengager le BM24, en vain.
Mais revenons à la situation dans laquelle nous nous trouvons le 9 janvier 1945. C’est un mardi, le bombardement ennemi s’intensifie dès le levé du jour sur Benfeld. Un obus, vraisemblablement du 88mm, frappe de plein fouet une maison à proximité de notre cantonnement dans le café-restaurant. Deux civils sont blessés. Faisant suite à ce tir d’artillerie, une pluie de mortiers tombe dans la rue du bourg. Plusieurs habitants sont tués. Il est de plus en plus dangereux de circuler dans les rues. Dès que l’orage d’acier cesse momentanément, nous aidons à évacuer les civils qui ont été touchés
Le poste de commandement de notre escadron est situé à Benfeld. Le lieutenant Rey commande celui-ci. C’est le cinquième officier à tenir ce poste depuis Vassieux-en-Vercors. L’un d’eux, le lieutenant Pierre Point dit “Payot”, a été tué à Vassieux lors d’un bombardement. Tous les autres ont été blessés. L’indicatif du P.C. du Lieutenant est “Educ 2”.Cet indicatif sera très utilisé durant les jours à venir.
Les civils alsaciens sont courageux, mais parfois, la coupe est pleine et ils ont le sentiment que cette guerre ne s’arrêtera jamais.
Ces derniers mois, ils étaient persuadés que la délivrance était toute proche. Les alliés étaient vainqueurs sur tous les fronts. Maintenant, devant la situation dans laquelle ils se trouvent, ils doutent.
Devant Huttenheim, une très vive fusillade a éclaté à la tête de pont tenue par le 3ème peloton du sous-lieutenant Cozon. Les “boches” s’infiltrent partout assez facilement dans notre dispositif distendu. Depuis début janvier, le front sur lequel nous combattons se limite à quelques P.A. disposés tous les trois kilomètres. De plus, nous avons en face de nous des S.S. peu visibles sous leurs cagoules et leurs vêtements blancs.
Nous apprenons par des prisonniers allemands que nous ferons par la suite au cours d’une vive contre-attaque, qu’il s’agit d’une Division S.S. ramenée récemment de Norvège pour renforcer la I98ème I.D. Une chose est sûre, l’armée allemande veut à tout prix reconquérir Strasbourg. La situation est d’autant plus grave que l’armée américaine est en réelle difficulté au Nord de la capitale alsacienne.
Lors de notre départ de Benfeld le 8 janvier, les civils nous ont reprochés de les abandonner. Beaucoup de femmes se sont mises à pleurer. C’est le coeur lourd que nous partons. Nous avons beau leur expliquer que nous allons en première ligne et que d’autres unités prendront notre place, tout est vain. Ils sont persuadés qu’ils vont revoir les “boches” sous peu. Ils ont l’intuition qu’un événement grave va se produire. En effet, les Allemands ne sont pas bien loin, mais nous sommes bien décidés à les contenir, puis à les repousser. Nous sommes très conscients de notre responsabilité.
Le 2ème escadron est scindé en deux groupes. Nous partons en file indienne vers Huttenheim. Le village n’est distant que de quelques kilomètres. Une partie de l’escadron prendra position à l’usine Kuhlmann. Il s’agit du 3ème, du G.M. et du Peloton Hors Rang, ainsi que le P.C. de l’escadron – indicatif Educ 2 – Quant à notre peloton, il part occuper un petit îlot compris entre l’Ill et un petit canal, situé à deux kilomètres au Sud de l’usine Au milieu se trouve une petite bicoque, c’est la maison de l’éclusier. Pourquoi “de l’éclusier”, car le petit canal à l’Ouest de la bicoque, est barré par de petites vannes dénommées écluses que l’habitant de la bicoque responsable doit ouvrir et fermer à heures fixes.
Pour atteindre la maison, nous devons passer sur des madriers surplombant le canal au niveau des écluses. Ces derniers sont vermoulus et glissants. Ce n’est pas le moment de glisser dans l’eau glacée.
Les Tirailleurs Marocains que nous relevons, (ils sont au nombre de douze), nous préviennent que nous pourrons trouver dans la cave humide du porc salé (que leur religion leur interdit de manger), des noix et des bocaux de confiture de mirabelles. Dans cette maison, tout laisse à penser que les habitants ont dû la quitter depuis peu. D’ailleurs, un vieux monsieur, sans doute le propriétaire, revient dans la matinée chercher ses poules.
Des trous de combat ont été creusés tout autour de la maison. Très peu profonds, le fond de ceux-ci est rempli d’eau plus ou moins gelée. Il est naturellement impossible de les approfondir plus.
L’inquiétant dans cette position, c’est que la maison est parfaitement visible de très loin vers l’Est. De ce côté, sur la rive droite de l’Ill, il y a un immense champ, entièrement dénudé qui forme un glacis imposant. A plus d’un kilomètre de cet espace dépouillé, on aperçoit la lisière des bois de La Lutter. Mais d’un autre côté, cela nous avantage aussi car de jour, nous ne seront pas surpris par une attaque. Nous verrons venir.
Le chemin venant de l’usine Kuhlmann passe sur un petit pont métallique, traversant le canal. Entre ce pont et la maison de l’éclusier se trouve un bois de feuillus assez danse. L’aspirant “ben-hur” a décidé d’installer un poste de garde, juste à la sortie du pont pour contrôler nos arrières. Ce sera le cuirassier Auguste Auger qui s’installera avec son F.M., dans un trou creusé dans un poulailler vide leurs locataires.
Au moment où nous relevons les Tirailleurs Marocains de la maison de l’éclusier, l’ennemie a dû remarquer une activité devant leur ligne. Pourtant, nous pensions avoir prit toutes les précautions nécessaires pour que ce dernier ne remarque rien. Les “boches” saluèrent notre arrivée par une salve d’obus qui, heureusement, tombèrent dans le petit bois qui nous sépare de l’usine. C’était le début du martyre de ce bois.
Ce même soir, les hommes du peloton Rey rejoignent le reste de l’escadron dans l’usine Kuhlmann. Ainsi, notre escadron est rassemblé dans un espace d’environ deux kilomètres. Ce sera la première fois que nous formerons un point d’appui aussi concentré.
Nous sommes seuls en avant-droit de l’usine. Pour être en permanence au contact du P.C. d’escadron – Educ 2 – nous avons un poste téléphonique relié par fil au central établi à l’usine. Nous avons ordre de rester en contact avec le P.C., toutes les demi-heures. Nous sommes contrôlés très souvent par nos trois sous-officiers.
Le mercredi 10 janvier, nous recevons un appel téléphonique d’Educ 2 vers les cinq heures du matin, d’ouvrir l’oeil et d’être très vigilant. En effet le P.C. du régiment a été averti qu’une contre-attaque allemande importante se développait dans notre secteur. C’est l’alerte générale. Chacun a rejoint le poste de combat.qui lui a été assigné.
Le maréchal-des-Logis “Pékin” et son tireur au F.M. sont en position dans le seul “fortin” du Point d’Appui. C’est petit abri couvert de rondins de bois, eux-mêmes recouverts de mottes de terre. Il se trouve installé à gauche et devant la maison de l’éclusier, sur le bord de l’Ill. Ce fortin a une large ouverture donnant sur le glacis à l’Est de notre position permettant de balayer cent-quatre-vingt degrés d’angle. Le malheur, c’est que les servants pataugent dans l’eau glacée, autrement ce dernier est certainement le poste le mieux équipé.
La clarté diurne s’impose peu à peu sur un brouillard très dense. La lumière diffuse a du mal à percer. Chacun à son poste fixe les formes laiteuses avec une extrême vigilance. C’est vers les neuf heures que des salves de 88 allemandes tombent sur le petit bois qui nous sépare de L’usine. Ces salves sont suivies d’obus de mortiers, qui claquent dans les branches en éparpillant une pluie de petits éclats meurtriers. Les arbres ont pris l’aspect de squelettes déchiquetés. La tourmente les a hachés, sectionnés, dépecés et réduit en lambeaux. Ces arbres ne demandaient qu’à pousser tranquillement. Les hommes, les plus grands prédateurs de la terre, en ont décidé autrement.
Dès le début de l’alerte; l’aspirant essaye d’avoir Educ 2 au téléphone. C’est dans de telles circonstances qu’il aurait préféré avoir une radio, mais il faut bien se contenter de ce que l’on a. Il ne reçoit aucun signal. La ligne qui relie notre Point d’Appui au Poste de Commandement, de l’usine Kuhlmann a dû être coupée en plusieurs endroits dans le petit bois. Ce sera le premier isolement complet d’une longue série de coupures. De toute façon, il est hors de question d’envoyer un cuirassier pour essayer de réparer la ligne pendant ce déluge de bombes sur le parcourt du fil.
Mon peloton semble bien isolé, et assez loin de ses voisins immédiats. Nous avons la désagréable impression que les Allemands pourraient très facilement s’infiltrer, sans que nous nous en apercevions, entre deux postes de garde établis non loin de notre Point d’Appui.
Le matraquage du bois s’est déplacé vers la forêt qui se trouve juste à droite de notre position. Sans doute nos ennemis doivent être persuadés que nous sommes positionnés sous la couverture des arbres. Ils ne peuvent pas imaginer que ces Français soient assez stupides pour s’installer dans cette maisonnette tellement visible de leur ligne.
L’aspirant en profite pour envoyer son ordonnance Marcel Gatignol dans le bois afin de réparer la ligne téléphonique. Il y va seul. Ce dernier trouve plusieurs coupures. Il fait les épissures voulues. Le contact est de nouveau établi. L’aspirant se sent beaucoup mieux, il n’est plus isolé.
La ligne de feux que nous tenons, devient vraiment aléatoire. L’ennemi s’infiltre partout. Nous sommes le 11 janvier 1945. Le bombardement recommence sur le petit bois qui nous sépare de l’usine. La ligne est de nouveau coupée. Dans la zone boisée, le climat est très malsain. Les squelettes d’arbres sont à nouveau torturés. Les trognons de troncs restant encore debout, portent de nouvelles entailles profondes. Le sous-bois s’éclaircit de plus en plus. Evidemment le téléphone se tait de nouveau. Nous sommes isolés.
Après un tel bombardement, la ligne doit être parfaitement hachurés. Heureusement nous avons de la ligne supplémentaire en rouleau. Notre réparateur en chef, lorsque cesse l’orage de feux, va de nouveau, avec un aide – il s’agit de Rock Adamo – rechercher les endroits où la ligne est rompue. Celle-ci est tellement cisaillée qu’il est préférable d’en tirer une autre. Aidé de ce dernier, Marcel Gatignol, change la ligne complètement. Peut être tiendra-t-elle quelque temps. Elle tiendra, car les artilleurs ennemis ont changé de cible, à la grande satisfaction de l’ordonnance de l’aspirant.
Ce sont les “les Orgues de Staline” ou Katiouchkas qui rugissent. Ces lances roquettes à tubes multiples sont dirigées sur Huttenheim et Benfeld. Nous ne les avions pas entendus depuis plusieurs jours. Cette fois, les projectiles tombent dans les bourgs dans un roulement continu d’explosions. Nous plaignons les habitants de ces deux localités qui sont encore restés dans leur demeure.
Je n’ai aucune nouvelle de Jean Kirchner. Il doit être toujours à Lyon. Il faut croire que sa maladie est sérieuse.
Une contre-attaque française est en cours au pont que notre escadron tenait il y a quarante-huit heures. C’est le CC5 avec ses “Shermanns” et ses “Tanks-Destroyers” qui sont chargés de venir en aide et de ravitailler les hommes de la Légion Etrangère, encerclés à Herbsheim.
Le premier “Shermann” saute sur une mine juste après le carrefour. Immédiatement après, bien visible, il est pris à parti par un “Jadgpanther” et brûle. Devant ce résultat, les blindés allemands s’enhardissent. Ils détruisent plusieurs véhicules chenilles français. Les fantassins du BM11 se replient. Ils refluent derrière les maisons. Les encerclés, en liaison permanente avec la radio des chars, sont consternés. Tous ont compris que la contre-attaque était un échec.
A la maison de l’éclusier, venant de la direction de l’usine, nous voyons arrivé Léon Leroy tenant à deux mains sa tête ensanglantée. Le sang coule lentement entre ses doigts pour tomber sur ses poignets. Il a reçu un petit éclat d’obus au front au-dessus du nez. La blessure est spectaculaire, mais pas grave. Désinfecté et bandé, notre Leroy veut rejoindre son poste. Il n’en est pas question, il doit aller se faire soigner au poste de secours qui est installé dans l’usine.
Plusieurs coups de mortier tombent sur la maison de l’éclusier jusque là épargnée. Cette fois les “boches” doivent nous observer à laa lunette ou au binoculaire de la lisière des bois de La Lutter. Notre position leur sert maintenant de cible. Elle est très visible pour l’ennemie.
La ligne est de nouveau coupée. Il faut la remettre en état. La patrouille que l’aspirant envoie devra, en priorité, accompagner Léon Leroy au poste de premiers soins. Ce ne sera qu’au retour que celle-ci sera réparée.
Dès que la ligne téléphonique est réparée, l’aspirant demande au P.C. de Educ 2, un tir d’artillerie sur le bois de La Lutter pour faire cesser les tirs de mortiers. Il lui est répondu que l’artillerie divisionnaire avait très peu de munitions et qu’elle gardait ses obus pour faire face à des cas d’urgence.
Vers les onze heures et demie, un calme provisoire s’installe sur notre secteur. Ce calme est troublé par le bruit d’un moteur dans le ciel; Comme mes camarades, le nez en l’air, nous observons un petit Piper-Cub qui se promène seul au-dessus de nos têtes. Il monte, tournicote, redescend, poursuivi par de petits nuages blanc provoqués par l’éclatement des obus de la Flak allemande. Le pilote est un virtuose. Il semble se moquer éperdument de leur défense aérienne. Nous apprécions le spectacle, ce qui ne doit pas être le cas des “boches”. Le ballet Piper-Cub / Flak dure un long moment. Puis ce dernier disparaît vers l’Ouest derrière nos lignes.
En fin d’après-midi, l’artillerie ennemie change d’objectif et c’est de nouveau Huttenheim qui se trouve sous le déluge d’un barrage continu d’obus. Le 1er et le 3ème escadron ont plusieurs blessés dont un grave. Ils viennent s’ajouter à une liste trop longue.
Depuis plus de dix jours, nous avons été toujours en première ligne. Le moral est resté bon, mais l’état de santé est mauvais. Plusieurs d’entre-nous ont des bronchites. Nos officiers ont dû en parler au bataillon médical de la division. C’est ainsi que nous voyons arriver jusqu’à la maison de l’éclusier, un capitaine médecin, venu se rendre compte par lui-même des dires de nos officiers. Il est bien obligé de constater que ceux-ci sont même en dessous de la vérité. Malgré tout, il est étonné de constater l’ambiance sereine des hommes. Ils disent au capitaine qu’ils ne sont pas à plaindre par rapport aux bataillons se trouvant à l’Est de l’Ill.
Nous aurons confirmation que le BM24 a vécu. Nous apprendrons que, durant le nuit, seuls deux officiers, le lieutenant Vilain et l’aspirant Caillau, un parent par alliance du Général de Gaulle, ainsi qu’une vingtaine de marsouins ont rejoint nos lignes en passant à pied dans l’eau glacée de l’Ill.
Pratiquement, toute la nuit du 11 au 12 janvier, l’artillerie allemande n’a cessé de bombarder tout notre secteur. Ce sont les villages de Hutteheim et Benfeld, ainsi que l’usine Kuhlmann et la maison de l’éclusier où nous sommes, qui sont les principales cibles.
Ce matin du 12, une inquiétude nous saisit en constatant que le canal n’a presque plus d’eau. Cet obstacle naturel ne nous sert plus à rien. Nous nous perdons en conjecture sur l’origine de ce phénomène. La réponse la plus probable, c’est que le bombardement a bouleversé et détruit une partie des bords du canal, laissant l’eau s’écouler dans une autre direction. C’est dans la nuit que le niveau a baissée fortement. Ce matin nous constatons que le canal se vide complètement, il sera bientôt à sec. Cela pose évidemment un problème à l’aspirant qui se voit dans l’obligation de faire doubler la garde du côté du canal. Nous devrons prendre celle-ci beaucoup plus souvent et dans l’état physique où nous nous trouvons cela pose un problème de vigilance.
Le P.C. de Educ 2 nous téléphone pour nous avertir que nous devrions voir passer dans peu de temps, sur le glacis face à nous, une unité française qui se replis. Il nous est précisé que ce sont des légionnaires du commandant de Sairigné. Ces derniers ont réussi à briser l’encerclement dans lequel ils étaient enfermés au village d’Hersheim. Ils auraient réussi à se dégager par ruse. En effet, dans la Légion, il y a beaucoup de soldats allemands. Le commandant a envoyé en éclaireur de ces derniers pour semer la panique et la confusion dans les rangs ennemis afin de desserrer l’étreinte dont ils étaient l’objet. La ruse a réussi et le temps pour que celui-ci réalise, les hommes valides du bataillon ont réussi à passer. Evidemment ils ont dû laisser sur place leurs blessés intransportables et leur matériel lourd après l’avoir rendu inutilisable.
Dans nos trous, tous les gars du peloton scrutent la lisière de la forêt par-delà l’immensité de la plaine blanche. Tels des fantômes, ils apparaissent dans un brouillard pas assez dense pour les rendre invisibles. Us avancent régulièrement, sans hâter le pas, défilant devant nous en bon ordre. Nous admirons leur calme et leur discipline. Ils progressent sous les obus qui tombe parmi eux. Lorsque l’un de leurs copains tombe touché par un projectile, il est immédiatement relevé par les légionnaires les plus proches pour l’aider à continuer. Imperturbables ils poursuivent leur marche en conservant entre eux un espace de quinze à vingt mètres. Ils ne viendront pas sur nous, mais iront en direction de Semersheim sur la droite de notre position.
Ce sera les cuirassiers du 3ème escadron du capitaine Louis Bouchier qui les récupéreront. Nos camarades les accueillent en héros. Ils ne peuvent que constater leur épuisement. Des cigarettes circulent entre eux ainsi que des boissons chaudes. Les blessés sont pris en charges sur place par les postes de secours avant de rejoindre l’hôpital de campagne de Obernai.
Au milieu de la journée du 12, vers midi, on voit arriver le Lieutenant Chatillon. Il porte sur son épaule une mitrailleuse lourde 13,2 américaine, dans ses bras le trépied et autour du cou plusieurs bandes de cartouches. Il plie sous la charge. “Ben-Hur” le remercie et lui demande s’il connaît la situation de la division. Chatillon et lui s’éloignent de nous pour s’entretenir. Nous ne saurons rien de ce qu’ils se disent, mais à leur mine, il semble que cela va assez mal.
Un des sous-officiers, “Calva” (?), fait installer la mitrailleuse dans le petit fortin au bord de l’Ill. Il a suffi de l’aménager pour installer convenablement le trépied de l’arme afin d’avoir une assise stable. Ce sera “Pare-Chocs”, un ancien du Vercors qui sera officiellement le servant. “Buster” a été désigné pour être l’approvisionneur. Dès l’installation de la mitrailleuse, avant de s’en aller, le lieutenant Chatillon s’installe à la mitrailleuse et tire une longue rafale pour vérifier le bon fonctionnement de celle-ci, dit-il, mais nous pensons que c’est pour sa satisfaction personnelle.
Décidément, à voir la figure de l’aspirant, celui-ci ne se sent pas à l’aise. Il paraît malade. Prétextant s’informer auprès de sa hiérarchie, il part avec le Lieutenant Chatillon vers le P.C. Educ 2 à l’usine Kuhlmann. H laisse le commandement du 2ème peloton à l’adjudant chef Prunetta. Nous sommes surpris qu’il nous quitte dans un moment aussi délicat.
Comme il ne reste qu’un peu de boue gelée au fond du canal, “Pékin” décide de placer des “pièges à cons” à la sortie de la passerelle des vannes. Nous devrons faire très attention pour aller à l’usine en passant sur cette dernière, afin de ne pas sauter sur nos propres grenades. Mais il n’y a pas trente-six moyens pour contrer les mauvaises surprises. Nous nous sentons beaucoup plus en sécurité après leur installation.
La danse des obus de mortier recommence. Au bourg de Huttenheim, c’est une véritable hécatombe dans nos rangs. Il y a seize blessés dont un très gravement atteint.
Courant de l’après-midi du 12, des bruits d’engins chenilles ennemis se font entendre dans le bois de La Lutter en face de notre position. Tout à coup, à sa lisière, nous voyons apparaître un blindé ennemi. A la jumelle, l’adjudant-chef distingue nettement un canon d’assaut automoteur du type Jadgpanther. Plus le temps s’écoule, plus le maudit engin s’enhardit, on le voit de mieux en mieux à l’oeil nu. Derrière lui se profile un second blindé. Nous sommes en alerte maximum. Nous ne sommes pas rassurés. En effet, si une vague de blindés nous attaque, nous ne ferons pas le poids avec uniquement une mitrailleuse lourde, des fusils et des armes de poing.
Par téléphone, l’adjudant-chef signale la position des blindés ennemis au sous-lieutenant Cozon qui, au P.C. Educ 2, centralise les informations des différents pelotons. Sa mission est de coordonner tous ces appels pour aviser au mieux l’artillerie divisionnaire pour qu’elle puisse intervenir le plus rapidement possible et à coups sûrs.
Ce maillage d’informations est réalisé par un seul responsable par peloton. Pour le 1er peloton c’est le maréchal-des-logis Michel Audras, pour le 2ème, c’est l’adjudant-chef Prunetta, pour le 3ème c’est le maréchal-des-logis Siblayras.
La nuit du 12 au 13 janvier est relativement identique à la précédente. Les obus ennemis tombent irrégulièrement d’une façon erratique sur notre position. Les salves tombent à droite, à gauche, devant et derrière la maison de l’éclusier. Au milieu de ces rafales d’obus, la bicoque est toujours indemne. Elle semble braver l’ouragan.
Mon dernier quart est terminé. Je décide de rentrer dans la maison pour profiter de la chaleur. Je trouve une place le long d’un mur de la salle à manger pour m’étendre sur le sol enveloppé dans ma couverture. Malgré un environnement bruyant, je m’endors immédiatement du sommeil du juste. Mais, au bout d’un certain moment, l’énervement me réveille. Je reste allongé et je réfléchis à mon attitude et mon comportement dans l’opération en cours. Pour bien dire, je me sens tout à fait étranger aux événements. Je découvre que je me comporte comme un simple observateur qui ne participe en rien aux événements du moment. J’existe, un point c’est tout. Je n’envisage rien pour l’avenir. Il faut dire que je n’ai aucune responsabilité dans la conduite des opérations, que celles du groupe auquel j’appartiens. En fait, je fais ce que l’on me commande. C’est étrange, je n’ai aucune pensée pour ma famille. C’est une période tellement lointaine depuis le 23 novembre 1943. Je constate simplement l’absence de mon future beau-frère.
Vers les 5 heures du matin, “OFT” vient me secouer par l’épaule pour m’avertir que c’est mon tour de garde. Dans la toute petite cuisine, une bouilloire chante. Je sors de ma ration “U” un sachet de café et de lait en poudre soluble afin de me préparer une boisson chaude avant de sortir dans le froid.
Dans la nuit noire, j’aperçois des éclairs de lumière et un grondement continue sur notre droite. Ce doit être de nouveau Huttenheim et Benfeld qui sont soumis à un bombardement concentré sur eux. Le trou dans lequel je relève Marcel Gatignol se trouve face aux vannes, à l’Ouest de la bicoque.
Dans notre isolement, nous ignorons tout de la situation réelle de nos armes. Nous ne pouvons que constater une activité grandissante de nos ennemis. Nous entendons un grondement continu de canonnade qui fait trembler le sol. La canonnade paraît venir des deux rives de l’Ill. Je suis fataliste, ce qui arrivera, arrivera. Il n’est pas nécessaire de se faire du souci prématurément. Je présume que l’offensive allemande est beaucoup plus importante que l’état-major français l’imaginait.
Au bruit, nous savons que les combats se sont rapprochés de Benfeld. Nous percevons un roulement continu de chenilles de blindés dans le bourg. Est-ce les nôtres qui viennent renforcer nos lignes? Comment se comportent nos camarades cuirassiers des autres escadrons? Ce ne sera que vers les 17 heures qu’une estafette du Q.G vient nous informer que le front a tenu à Benfeld grâce à l’intervention d’un peloton de chars légers des Fusiliers-Marins venu contre-attaquer l’infanterie allemande. Malgré une résistance héroïque des cuirassiers, celle-ci avait réussi à déborder nos camarades et pris quelques ruines de maisons aux alentours du pont sur l’Ill. Mais cette résistance opiniâtre a un coût; il y aurait quatorze cuirassiers hors de combat dont quatre tués. IL faut bien que nous nous mettions en tête que le sort des armes est dans notre courage de tous les instants.
Pour des raisons de disponibilité, je dois changer de poste de garde pour venir remplacer “Buster” dans le fortin comme approvisionneur de la mitrailleuse lourde.
Depuis le fortin où je monte la garde en compagnie de “Pare-Chocs”, j’aperçois des “boches” se balader en toute impunité en bordure du bois. Ils se baguenaudent pour nous défier. Je serais heureux de leur envoyer une giclée de balles de la 13,2, mais “Pare-Chocs” me fait comprendre que ce n’est qu’un stratagème pour localiser nos points de résistance. Il est absolument nécessaire de ne pas se manifester, mais d’avertir un sous-officier pour qu’il téléphone au PC Educ 2 afin de leur indiquer la position de cette agitation ennemie. C’est vraiment un extraordinaire combattant. Il est resté le même que lorsque nous participions aux combats de rue de Rougemont-le-Château près de Giromagny.
Depuis une bonne demi-heure, nous entendons un bruit sourd de chenilles dans les bois de La Lutter. Il semble qu’un train de véhicules motorisés roule sur la route aux bords de laquelle nous étions en Points d’Appui, celle de Benfeld/Riédorf. Ces blindés se dirigent vers Bendfeld. Nous ne sommes certainement pas les seuls à avertir le PC Educ 2. Toutes les positions du secteur doivent avertir la Q.G de la Division de ce qu’ils entendent.
Cela fait bien une demi-heure que nous avons averti “Calva”, lorsque nous entendons au-dessus de nos têtes le bruit caractéristique de moteurs d’avion. Nous voyons avec étonnement deux chasseurs-bombardiers passaient au ras-du-sol en direction du bois. Plus étonnant encore, nous voyons des cocardes bleu-blanc-rouge sur leur carlingue. Ce ne peut pas être des avions “boches”. C’est sans doute l’aviation anglaise ou française.
Bien sûr, nous sommes certain que ce ne peut être que des Français. Depuis des mois nous n’avions pas vu notre aviation au combat, nous avons le coeur léger de constater la renaissance de notre aviation.
Les chasseurs passent une première fois au ras du sommet des arbres, sans attaquer, simplement pour repérer la formation ennemie. Puis ils reviennent en lançant des bombes, repassent dans notre portion de ciel et retournent vers le bois pour mitrailler à pleines bandes l’infanterie ennemie. Il ne doit pas être bon se trouver à ces endroits. Bientôt, nous voyons s’élever plusieurs colonnes de fumées noires. Ce sont sans doute des véhicules blindés ou des dépôts d’essence qui ont été atteints. Ce ne sont que des suppositions, mais ce que nous savons certainement, c’est que l’armée allemande a subi des pertes.
Lorsque les deux chasseurs-bombardiers s’éloignent vers l’Ouest après avoir accompli leur mission, c’est au tour de l’artillerie française d’entrer en action. D’après les gerbes de terre, c’est du gros calibre qui s’abat juste à la lisière du bois. Nous avons une certaine satisfaction de constater que certains de ces obus éclatent à l’endroit précis où nous avions vu le Jadgpanther et les troufions allemands nous provoquer. Après environ deux heures de pilonnage, le tir de barrage s’arrête.
A 14 heures, le 13, c’est à notre tour. L’artillerie adverse va nous bombarder jusqu’à 16 heures. Elle tire sur tout le secteur. Comme par miracle, aucun obus tombe sur notre bicoque. Par contre le terrain devient de plus en plus labouré tout autour. Il n’existe pratiquement plus de bois, ni à gauche ni à droite. Il ne reste que des souches blessées, tordues et hachées. Huttenheim est de nouveau la cible privilégiée. Le bourg est ravagé. Plusieurs cuirassiers sont de nouveau hors de combat. Le brigadier Roland Giordan est mortellement blessé, le cavalier André Galland (un homonyme) est mort. C’est le 1er escadron qui a quatre autres blessés.
Devant ces événements, le Quartier Général de la Division ordonne l’évacuation de tous les civils qui avaient souhaité rester chez eux jusqu’à ce jour. Les deux bourgs ont beaucoup souffert. On estime qu’en cinq jours, près de deux mille obus de tout calibre, sont tombés uniquement sur Huttenheim intra-muros. L’état-major soupçonne la présence d’Alsaciens pro-allemands ou même de soldats allemands cachés parmi la population pour guider les tirs de l’artillerie ennemie avec une précision diabolique. Certaines nuits, nous avons constaté que des fusées partaient de l’intérieur même des villages. Cette mesure d’évacuation est douloureuse pour les habitants, mais elle est absolument indispensable pour deux raisons, d’une part, l’armée française veut éviter la perte de vie humaine parmi la population et d’autre part, il sera plus aisé de découvrir s’il reste des soldats allemands dans ces bourgs. L’avenir proche est de plus en plus incertain. Que deviendraient les civils au retour des nazis?
Des informations arrivent jusqu’à nous par l’intermédiaire de “OFI” qui va journellement au PC de Huttenheim pour relever le courrier. Ce sont plus des rumeurs que des faits exacts et la tension monte de plus en plus parmi nous. La situation est toujours catastrophique dans les Ardennes où les Américains n’ont pas encore rétabli le front. Nous devenons de plus en plus anxieux.
Toute la nuit du 13 au 14 janvier nous percevons nettement des bruits de véhicules chenilles et de moteurs qui s’emballent. Ces bruits viennent de l’Est devant nous, mais aussi du Sud. Cette activité bourdonnante se fait entendre plus particulièrement de l’autre côté du cours d’eau. De temps en temps, devant nous, nous voyons s’élever dans le ciel des fusées blanches ou rouges. Elles n’ont aucune signification pour nous, mais ce sont certainement des signaux destinés à cordonner une attaque en préparation. Mais où celle-ci aura-t-elle lieu?
Il fait encore nuit noire, lorsque, vers 5 heures du matin, nous sommes terriblement secoués par des explosions de bombes tout autour de la maison. Durant environ une demi-heure, les “boches” nous expédient des salves d’obus de mortier. C’est un véritable roulement continu assourdissant. La bicoque tient toujours, mais elle est criblée d’éclats. Le peu de tuiles restant a été soufflé. Cette fois-ci, nous nous rendons compte que notre tour est arrivé. Depuis plusieurs jours nous sommes en alerte maximum. Personnellement il y a bien vingt heures d’affilés que je n’ai pas dormi. Malgré la fatigue, je suis de plus en plus vigilant. Est-ce la grande attaque que nous attendions depuis plusieurs jours? Tout laisse à penser que c’est bien le cas. Le bombardement se poursuit au même rythme par périodes d’une demi-heure.
Par intervalles, au moment d’accalmie, l’adjudant-chef Prunetta vient nous voir dans nos trous. Il se dépense sans compter. Avec la gentillesse et son accent du midi, il passe de trou en trou pour soutenir notre morale et vérifier si ses hommes sont toujours sur le qui-vive. Nous apprécions beaucoup ce chef qui, s’il est anxieux, ne le montre pas.
Tout autour de mon trou, j’ai positionné des grenades quadrillées défensives et des chargeurs de rechange pour mon fusil. Je ne pense pas pouvoir tenir bien longtemps, mais je suis bien déterminé à aller jusqu’au bout.
Jusqu’au 14 janvier, notre peloton n’a eu aucun homme mis hors de combat. Nous sommes tous passés au travers de la tornade. Pourvu que ça dure, car ce n’est pas le cas des autres pelotons et des autres escadrons.
Nous sommes de nouveau complètement isolés. La ligne téléphonique a été hachurée sur toute sa longueur. Si nous sommes attaqués, il nous sera impossible de demander de l’aide. Nous devrons compter que sur nous-mêmes.
Tous, nous sommes tendus. Depuis quelque temps, le silence est total. Nous écoutons et nous surveillons le doigt sur la gâchette en essayant de maîtriser nos nerfs. Nous nous faisons tout petit dans nos trous. Ce n’est pas le moment de nous faire repérer pour rien. Le silence dure, il n’y a plus un seul bruit, c’est le silence le plus complet depuis plusieurs heures. Que nous préparent-ils? L’ennemi ne nous a pas habitués à un tel repos. Pourquoi ce silence?
Si devant notre position rien ne bouge, ce n’est pas le cas sur notre gauche. Un bruit de mitraillage est très distinct. L’ennemi tire rafale sur rafale sur le bâtiment de l’usine Kuhlmann. Les balles traçantes nous permettent de localiser les points de départ. Nous constatons que ceux-ci sont très proches. C’est de la lisière du bois de La Lutter que les mitrailleuses allemandes se déchaînent. Des lignes françaises, il n’y a aucune réponse. Les fantassins allemands en sont pour leurs frais, ils ne seront pas où se trouvent les défenses françaises.
Ce ne sera que dans la journée du 14 qu’un tir de barrage français se déclenche. Habituellement, nous ne sommes pas tendres vis à vis de nos artilleurs. Il y a une raison pour cela. Par manque de précision, ils ont tué et blessé plusieurs de nôtres. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. La précision est vraiment remarquable, le tir a une bonne dispersion et plusieurs coups tombent juste à la lisière du bois, juste à l’endroit où sont apparus les blindés allemands.
Durant la matinée, l’activité s’est progressivement calmée devant notre position. La situation paraît se stabiliser. Le chef Prunetta demande à Marcel Gatignol de retourner encore une fois réparer la ligne téléphonique. Celui-ci part avec son camarade Rock Adamo. Ils sont tous deux devenus des experts en la matière. Ils le font très rapidement, car ils ont de plus en plus d’expérience.
Après la réaction française, nous constatons que la calme persiste. Même notre artillerie reste muette. Nous nous détendons petit à petit. L’alerte a été chaude. Les postes de combat sont allégés. Je suis de ceux qui peuvent aller se reposer dans la maison. Je vais retrouver ma couverture contre le mur de la salle à manger. Sans manger, je plonge dans un sommeil réparateur jusqu’au moment où “OFI” vient me secouer pour reprendre ma place dans le trou. Il est environ 15 heures.
Le chef Prunetta a décidé d’aller au PC Educ 2 pour avoir plus de détails sur la situation de nos armes dans le secteur. Avant son départ, il réunit les trois sous-officiers pour leur donner ses consignes. Juste au moment de s’en aller, le téléphone sonne dans la bicoque. La ligne est réparée.
A part la longue giclée de mitrailleuse lourde tirée pour essai par le lieutenant Chatillon, pas une cartouche n’a encore été tirée par notre peloton. Même les derniers volontaires arrivés parmi nous se sont bien comportés. Us ont fait preuve de beaucoup de maîtrise. Il faut dire que nous avons un bon encadrement.
Au retour du chef Prunetta, ce dernier nous raconte les histoires extravagantes qu’il a recueilli au PC Educ 2, et qui circulent dans les autres escadrons. L’exagération est telle qu’elle fait sourire. Il n’est question que de canons de F.M fondus tellement nos camarades ont tiré, d’infanterie allemande utilisant des lance-flammes, etc.. etc.. Comme nous n’avons tiré aucun coup de feu depuis que nous sommes dans la maison de l’éclusier, nous nous sentons bien minables.
Les nuit du 14 au 16 janvier sont calmes. Il faut croire que les “boches” eux aussi, ont besoin de dormir et de se reposer. Les artilleurs des deux camps ne se sont que peu manifestés. Dans notre bicoque, nous avons le temps de blaguer. C’est ainsi que nous avons fait une farce de galopin à notre brigadier “Cupidon”, un ancien du Vercors qui a toujours été très timide.
A Huttenheim, lors de notre arrivé dans le secteur, il avait reçu une lettre d’une de ses amies. C’était un homme très discret, secret et même réservé. Je suppose que ce courrier a dû lui faire tellement plaisir qu’il en a parlé autour de lui, contrairement à son habitude. C’était vraiment une imprudence de sa part, surtout que les sous-officiers à qui il s’est adressé (“Pékin” et “Calva”) étaient réputés pour leurs canulars. Je suppose qu’à force de le pousser dans ses retranchements, ils ont fini par connaître le nom et l’adresse de cette charmante personne. L’un d’eux, je ne sais pas lequel, a pris sa plus belle plume pour lui répondre. C’était un procédé peu élégant mais marrant. De toute façon, nous étions persuadés qu’elle ne répondrait pas.
Lorsque Marcel Gatignol de retour du PC, rapporte à la maison de l’éclusier un colis destiné au brigadier Ariel Allatini dit “Cupidon” (lui aussi de confession juive), nous n’étions absolument pas au courant de la farce jouée à ce dernier, ni lui apparemment. Les deux sous-officiers avaient fait leur coup en douce et n’avaient rien dit au principal intéressé.
Le colis est remis à “Cupidon”. Il est très gêné. Ouvert, il est rempli de bonnes choses, accompagnées d’une lettre. Ce dernier s’isole pour lire sa lettre. A son regard, nous constatons qu’il est heureux, mais il ne dit rien. Ce que nous savons c’est qu’il a fait le même serment, que le corbeau de la fable de La Fontaine qui Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
La nuit du 16 au 17 janvier a été relativement calme sur notre position. La matinée l’est également. Vers les 10 heures 30, nous entendons pourtant une salve d’obus du côté de Huttenheim. Elle ne nous aurait pas attiré une attention particulière, si, par la suite, nous apprendrons qu’elle a fait d’énormes ravages parmi les nôtres. Seize cavaliers sont hors de combat dont trois tués. Parmi ces derniers, il y a l’aspirant Paul Durand dit “Paulo”. C’était un jeune officier de l’état-major du chef militaire du Vercors, Geyer-la-Thivollet. Camarade des premiers jours, il avait rejoint Thivollet avec son frère Pierre, lui-même aspirant. C’était une figure estimée des jours sombres du Maquis qui disparaissait comme ses camarades: Lieutenant André Roure; lieutenant “Payot”; capitaine “Hardy”; et le capitaine “Roland”. Parmi les blessés graves se trouve le maréchal-des-logis-chef Henri Bresson, l’un des plus vieux maquisards du Vercors. Il était entré en lutte armée en février 1943 dans le maquis “Au Pré des Cinq Sous” dans le Royan. Il aurait pu rentrer chez lui après sa participation au maquis du Vercors. Il a choisi de continuer avec le 11ème régiment de Cuirassiers.
Nous sommes toujours en position dans la maison de l’éclusier. Notre camarade Louis Félix nous quitte provisoirement. Il est malade et est envoyé à l’hôpital de campagne de Obernai pour se faire soigner. Nous sommes tous épuisés physiquement et moralement. En ce lieu, les jours se suivent et se ressemblent…
La monotonie de la journée est rompue par la visite du petit Piper-Cub qui recommence le même cirque que l’autre fois. Il nargue les fantassins allemands en changeant brutalement d’altitude, en effectuent des virages sur l’aile en rasant le sommet des arbres et en remontant en vrille. Il se moque ouvertement des Allemands. La flak ne réagit pas. Est-ce que les bombardements français ont eu raison de cette dernière, ou se moquent-ils de ce petit avion?
De nouveau, nous avons à faire aux cannons d’assaut “Jadgpanther” qui se substituent à l’artillerie de position. Comme l’autre fois, nous n’en verrons que deux très distinctement. De nouveau notre artillerie se déchaîne et les deux “Jadgpanthers” se replient dans les bois de La Lutter.
Nous sommes dans un état physique vraiment lamentable. Je sens la fatigue qui ne me quitte plus, même après un sommeil perpétuellement haché par les tours de garde. Je suis sale. Jai des démangeaisons insupportables dues à la présence de poux qui se logent aux endroits intimes de mon corps. Ces derniers sont gorgés de sang. Entre nous, nous faisons des concours de celui qui en tuera le plus. C’est une comptabilité de tous les jours. Par vengeance, avec une joie morbide, nous les écrasons entre deux ongles. Nous mangeons froid des aliments de nos rations “U”. Les boites de conserves de “beans” sont délaissées et rangées le long d’un mur extérieur de la bicoque. Elles ont laissé échapper leur sauce sucrée, rouge et épaisse, car elles subissent les mêmes pluies d’éclats d’obus que nous.
Nous constatons que le froid augmente. Le ciel est à la neige. Les flocons tombent et virevoltent au grès d’un vent glacial. La visibilité est réduite à quelques mètres. Je n’aime pas du tout ce temps qui peut nous mettre à la merci d’une attaque surprise. Les Allemands, dans leurs anoraks blancs et leurs capotes blanches, sont particulièrement difficiles à apercevoir par ce temps.
La nuit tombe et la neige ne s’arrête pas d’étendre un mur blanc à l’horizon. En plus elle tombe silencieusement Ne serais ce la situation particulièrement dangereuse, et notre fatigue extrême, ce serait beau.
Nous voici au jeudi 18 janvier 1945. Ce sera un jour que nous n’oublierons pas.
Dans notre position, contrairement à ce que nous craignions, la nuit a été calme. L’aube apparaît sur une étendue toute blanche. La neige a cessé de tomber et le vent s’est calmé. Il y a peu de neige sur le sol. Nous nous sommes remis à nos tâches quotidiennes. Il y a quinze jours que nous sommes dans le froid et la crasse. J’aspire à la relève et je crois que pour mes camarades, c’est la même chose. Cette période est particulièrement éprouvante. Lorsque nous attaquions sur nos engins blindés, la situation n’était pas la même. Le danger était certainement plus grand, mais nous avions la satisfaction de délivrer nos compatriotes et de voir leur joie d’être enfin libérés. Ici ce n’est absolument pas le cas.
Je suis curieux de voir si les blindés allemands sont de nouveau visibles à la lisière du bois. Notre poste est réellement un observatoire idéal, car cette immensité neigeuse, complètement dégagée nous donne une visibilité parfaite. C’est aussi une protection importante car, de jour et par beau temps, nous pouvons voir venir l’infanterie adverse.
J’ai eu raison de scruter l’orée du bois, car je vois soudain apparaître nos deux “Jadgpanthers”. Ils ont changé de place. Ils se trouvent plus au Sud, mais ils sont bien là. Prévenu par téléphone, le 1er régiment d’artillerie de la Division se manifeste immédiatement. Comme les anémones de mer se rétractent au moindre danger, ils disparaissent dans les sous-bois. Des colonnes de fumée noire s’élèvent au-dessus du bois. L’artillerie française a dû faire mouche. Est-ce nos fameux “Jadgpanthers” qui ont été atteints?
La nuit est tombée vers 16 heures. Tout semble indiquer que celle-ci sera paisible, car depuis deux heures, le silence est complet. Dans la nuit noire, vers les 18 heures, une dégelée d’obus tombe sur les restes encore entiers de notre bicoque. La maison de l’éclusier est la nouvelle cible de l’ennemi. Le petit fortin a été touché sur sa gauche à l’endroit où les caisses de munitions étaient entreposées. Nous entendons une multitude de petites explosions lorsque les bandes de balles de la mitrailleuse lourde explosent.
Au moment où “Pare-Chocs” entend siffler la salve d’obus, il se trouve en position de tir derrière son arme. Il est seul, son approvisionneur n’est pas encore avec lui. D’instinct, il s’allonge dans l’eau stagnante du fond du trou. Au moment des explosions multiples, il ressent une douleur très vive dans la jambe gauche. Il est salement touché.
C’est une véritable fourmilière dans la position. Tout le monde veut venir le secourir. L’adjudant-chef ordonne que personne ne quitte son poste de combat. Seuls, deux sous-officiers vont au secours du Normand. Naturellement, il y a son copain “Calva” qui, dans le maquis, avait été désigné comme secouriste du C12. Il était le plus à même de pratiquer les premiers soins.
Il nous dira par la suite, que la blessure est grave. Le genou est presque coupé, la cheville ne tient plus que par quelques nerfs, il a de multiples blessures à la cuisse et le bout du pied arraché. Une balle de mitrailleuse lourde a fracassé son tibia. Elle est restée dans la plaie. On voit sa pointe ressortir.
“OFI” et “Calva” se sont précipités dans le fortin où le blessé geint. “OFI” tient une lampe-torche à la main. Dans le fortin le désordre est indescriptible, et surtout l’eau se trouvant au fond du trou est rougi par le sang de “Pare-Chocs”. “Calva” effectue immédiatement une compression de l’artère fémorale avec son foulard. “Buster”, l’approvisionneur de la mitrailleuse, vient avec “Pékin” pour aider à transporter le blessé dans ce qui reste de la grande salle de la maisonnette. Pendant l’intervention des deux sous-officiers, l’adjudant-chef Prunetta a téléphoné au PC Educ 2 pour réclamer en urgence des brancardiers afin de transporter le blessé vers l’ambulance.
En attendant les brancardiers, “Calva” et “OFI” s’activent pour arrêter l’hémorragie. “Pare-chocs” n’est même pas évanoui, il a peur des conséquences de sa blessure. Tout haut il songe à son avenir immédiat et futur. Il ne cesse de se demander si on va lui couper la jambe et il est persuadé qu’il ne pourra plus se marier.
Je suis particulièrement affecté par ce qui arrive à “Pare-Chocs”. Je me souviens, avec émotion, ce véritable guerrier, bravant les éléments d’arrière-gardes allemandes dans les combats de rue de Rougement-le-Château. Il était magnifique. Calme et sans peur, il balayait les rues de balles avec son fusil-mitrailleur.
Ici, immobile, il s’est fait avoir par un obus anonyme, sans pouvoir se défendre. Décidément, nous ne sommes pas fait pour être des biffins. Lorsque les copains se faisaient tuer en combattant, c’était malheureux mais au moins ils pouvaient se défendre. La fatigue et la saleté aidant, le moral est au plus bas.
Le visage du blessé est tourmenté. Habituellement, un sourire perpétuel se lisait sur celui-ci. Il doit souffrir terriblement. La douleur se voit sur sa figure et “Calva” ne peut pas lui faire de piqûre de morphine pour le soulager car il n’en a pas. Mais, à défaut, il a du schnaps qu’il essaie de lui faire boire. Tout à la douleur, son estomac refuse l’alcool, il s’étouffe et le recrache.
Les brancardiers arrivent enfin. Ce sont deux matelots de nos amis les Fusiliers-Marins. Ils ont reçu l’ordre de transporter le blessé à l’ambulance en stationnement à l’usine Kuhlmann. L’ambulancière doit le déposer à l’hôpital de campagne “Spears”.
Restés sur nos positions autour de la maison de l’éclusier, nous sommes tous frappés par ce qui est arrivé. Nous restons silencieux et prostrés. Nous en avons vraiment assez de cette situation d’attente. Nous remuons de sombres pensées. La nuit, elle aussi est sombre. Il est 2 heures du matin et je prends ma garde dans un trou autre que celui qui m’était habituellement affecté. Les chefs d’escouades ont décidé d’assurer eux-mêmes la garde dans le fortin maudit. Paradoxalement, si le servant a été grièvement blessé, la mitrailleuse lourde semble avoir été épargnée par l’explosion.
Après cet événement affreusement pénible, la nuit du 18 au 19 janvier a été calme. Léon Leroy, qui a accompagné le blessé jusqu’à l’hôpital de campagne, est de retour ce matin. Il avait pour mission de savoir ce que les chirurgiens britanniques avaient fait à notre camarade. Il revient avec de mauvaises nouvelles. “Pare-Chocs” a été amputé en haut de sa cuisse gauche. Leroy précise que l’infirmier qu’il a pu rencontrer le matin même, lui a affirmé que l’opération s’était très bien déroulée et qu’il ne souffrait pas étant sous l’effet de la morphine. Il poursuit en nous informant qu’il avait entendu dire que nous allions être relevé aujourd’hui même. Mais lui-même n’y croit pas trop. Il y a tellement de rumeurs qui circulent.
Lors d’une de ses sorties avec Gatignol pour réparer la ligne téléphonique, Rock Adamo a rapporté une poule ou poulet (?). Après l’avoir complètement déplumé, vidé et passer à la flamme pour brûler les poils et duvets restants, il ne peut que le faire cuire dans une casserole, n’ayant pas de four. Il en salive d’avance, s’occupant de sa cuisson. Il est seul dans la cuisine.
A la simple éventualité d’une possible relève dans la journée, plusieurs d’entre-nous commencent à boucler leur paquetage, rouler leur couverture et à se préparer au départ. Le climat moral a complètement changé. Je suis adossé au matelas qui me sert la nuit et que j’ai relevé contre le mur pour laisser plus de place sur le sol. A ce moment précis, un obus percute notre refuge.
Dans un fracas étourdissant, je me retrouve couvert de poussière de plâtre. Celle-ci est si dense que sur le coup, je ne vois rien d’autre qu’un nuage blanchâtre obscurcissant l’espace environnent II ne me semble pas être touché, je ne sens aucune douleur. Sous réserve d’inventaire, je ne suis pas blessé. J’ai eu encore de la chance. Ce qui restait debout dans la bicoque est vraiment dévasté. Les portes de séparation des petites pièces ont été complètement arrachées. Maintenant, il y a environ deux minutes que l’obus a percuté la maison. Un nuage blanchâtre stagne toujours dans la pièce. Il faudra plusieurs minutes pour que ce dernier se dissipe. Je me secoue pour faire tomber le plâtre qui recouvre mes vêtements.
Le nuage de poussière s’éclaircit progressivement. Il laisse apparaître un corps toujours allongé sur le sol. Ce dernier est sur le ventre. “OFI” le retourne, et constate que c’est Léon Leroy qui a encore “morflé”. Il est reconnaissable à son pansement sur le front. Nous ne voyons aucune autre blessure, il semble simplement évanoui. La commotion de l’explosion a dû être très forte pour qu’il en soit là. H se remettra plus vite que son camarade Normand avec un coup de calvados qu’on lui fait ingurgiter. Il restera avec nous en reprenant progressivement sa bonne humeur.
Cette fois-ci, c’est vraiment un coup de chance. Personne n’aura été blessé dans le peloton. Pourtant le coup a été bien ajusté. Je passe mes mains dans ma chevelure pour essayer d’éliminer le plâtre. Sans être commotionné, j’ai les oreilles qui sifflent. C’est désagréable. Ce phénomène durera une bonne partie de la matinée.
Nous voyons apparaître, venant de l’usine, une escouade de fantassins précédée par un sous-officier. A leur visage, ce doit être des Nord-Africains. Cela se confirme lorsque le sergent se présente à l’adjudant-chef Prunetta. Il s’agit du 4ème régiment de Tirailleurs Tunisiens de la 3ème Division d’Infanterie.
Prunetta donne l’ordre de rejoindre l’usine par escouade. Nous nous éloignons à la queue-leu-leu. Quant à l’adjudant-chef, il reste en arrière pour donner les consignes au sergent. Il lui recommande de bien faire attention de ne pas se montrer car, en face, l’ennemi ne pardonne aucune négligence. Ne voyant qu’une escouade de sept hommes, il l’invite à dire à ceux qui suivent, de gagner leur emplacement de combat le plus discrètement possible. Le sergent français lui dit qu’il doit tenir le poste avancé avec ses sept hommes. Prunetta en déduit que, soit la situation devient meilleure, soit la division n’a plus de réserve et si c’est le cas, c’est à désespérer.
Prunetta est à peine parti de notre ancienne position, et se trouve dans ce qui reste du petit bois qu’une salve de plusieurs obus tombe sur la maison de l’éclusier. Pour la pauvre maison, c’est le coup de grâce. Ce n’est plus qu’un tas informe de gravats, de poutres enchevêtrées et de pans de mur dans un nuage de poussière. Nos successeurs n’auront plus de baraque pour dormir au chaud. Ce n’est plus qu’une ruine.
Arrivé à l’usine, l’adjudant-chef en tête, notre peloton se dirige vers le bourg de Huttenheim. Nous allons à pied, en file indienne, fusil à la bretelle. En arrivant au village, nous constatons que peu de maisons sont encore debout et intactes. Le secteur est vidé de ses habitants. “OFI” se dirige vers notre ancien cantonnement, le café-restaurant. Nous somme étonnés de constater qu’il peut être encore utilisé comme refuge pour notre escouade.
Nous sommes à peine arrivés dans notre cantonnement que notre sous-officier installe les postes de garde aux mêmes endroits que la fois précédente, puis il va explorer la cave pour pouvoir améliorer notre ordinaire. La première fois, nous n’avions pas eu accès à la cave, car les propriétaires étaient encore là. Aujourd’hui, le 19 janvier, ce n’est pas du tout la même chose, nous sommes les seuls habitants du village. Il nous semble que nous avons tous les droits. Nous n’avons aucun scrupule à puiser dans les réserves du restaurateur.
Nous nous sommes réunis autour du poêle de faïence pour déguster une omelette faite par Adamo sur la cuisinière à bois. Nous n’avons que des biscuits de soldat pour accompagner le saucisson sec, mais cela n’a aucune importance, car nous le mangerions bien tout seul. *Demain, nous aurons la possibilité de faire une choucroute, car nous avons trouvé un tonneau à moitié rempli de cette dernière. Avec les pommes de terre, les saucisses et le lard, il y a de quoi nous lécher les babines d’avance. Avec ça, il y a des bouteilles de riesling, de muscat, de pinot gris et de gewurztraminer. Enfin, nous trouvons toute la panoplie des bons vins d’Alsace.
C’est une nuit froide qui commence. Sauf les hommes de garde, relevés toutes les deux heures, les autres dorment du sommeil du juste. Pour la première fois depuis plus de quinze jours, la nuit s’écoule tranquillement. Aucun bombardement ne vient labourer le village. De toute la nuit nous n’avons pas entendu l’artillerie, que ce soit la nôtre ou celle de l’ennemie.
Samedi 20 janvier 1945.
L’ensemble du 2ème escadron doit faire mouvement dans quelques heures. Nous allons quitter les premières lignes de ce secteur pour un autre. Sera-t-il moins exposé? Nous prenons la route nationale en file indienne sur le bas-côté de gauche. Après une bonne demi-heure de marche, nous apercevons les camions GMC de la division qui nous attendent sur le bas-côté de droite. Ils sont rangés le long de la route derrière une Jeep, qui, nous le supposons, nous servira de pilote. Assis sur les bancs métalliques, sac et fusil entre les jambes, nous nous serrons les uns contre les autres pour avoir plus chaud, surtout que les bâches ne sont pas hermétiques. Nous nous en apercevrons lorsque nous roulerons. Des courants d’air glacés balayent l’intérieur du véhicule.
C’est à Dambach-la-Ville, à environ une quinzaine de kilomètres du lieu où nous avons embarqué dans nos camions, que nous devons faire étape. Il paraît que nous prendrons ici, quelques jours d’un repos bien gagné. La hauteur entre la plate-forme des camions au sol, n’est guère que d’un mètre, mais avec notre barda, notre fusil et les jambes ankylosées par le trajet en camion, nous atterrissons sur le sol enneigé en titubant. Surtout que la neige est damée. Elle est très glissante.
Nous serons hébergés dans une grange remplit de foin dont l’odeur est entêtante. Je me suis effondré comme mes camardes, terrassé par la fatigue accumulée. N’étant plus constamment sur le qui-vive, mes nerfs se détendent ne portant plus mon organisme. Nous avons quartier libre et j’en profite pour m’étendre et dormir si les poux m’en laisse la possibilité. Demain dimanche, il faudra que je fasse un saut dans une pharmacie pour obtenir une poudre anti-poux.
Peut-être pourrais-je aller au temple de la ville par la suite. Il y a bien longtemps que je n’y ai mis les pieds.
En attendant, le couvre-feu est sonné de bonne heure. L’épuisement est tel que je ne fais plus attention aux démangeaisons provoquées par les sales bestioles qui ont trouvé refuge sur toutes les parties chaudes de mon corps.
Mon futur beau-frère n’est toujours pas revenu de son séjour à l’hôpital pour soigner ses coliques néphrétiques. Je me demande si nous le reverrons avant la fin des combats. Tant mieux pour ma soeur, au moins son amoureux n’aura rien risqué dans ce conflit. Pourtant, je saurai plus tard, qu’il sera meurtri de n’avoir pas participé avec nous à l’offensive de novembre 1944 dans le territoire de Belfort.
J’ai dormi environ neuf heures d’une seule traite dans la nuit du 20 au 21 janvier. La jeunesse aidant, nous sommes en pleine forme. Nous avons une faim de loup. Nous dévorons tout ce que nous pouvons sortir de nos rations “U” qui soient mangeables. Puis, en petits groupes, nous allons dans une boulangerie de la ville. Avec ma faible solde, je ne puis m’acheter que quelques bretzels, genre de gâteau sec en forme de huit, qui est une spécialité alsacienne.
Bien que ce soit dimanche, “OFI” et moi, nous trouvons une pharmacie ouverte. Nous avons du mal à comprendre la pharmacienne, car son accent est très prononcé. Cela ne nous étonne pas après quatre années d’interdiction de parler le français. Elle nous vend un genre de poudre qui, théoriquement, doit faire merveille. Nous verrons…
Nous nous séparons car je veux assister au culte de la paroisse de Dambach-la-Ville. “OFI” lui, est de confession juive, mais il est non pratiquant. Il rentre au cantonnement en se promenant dans la ville. Le temple ressemble beaucoup à une église. A l’intérieur, presque rien ne diffère d’un lieu catholique. Il faut bien se rappeler que ce sont des Luthériens et non des Calvinistes comme moi. Les cantiques sont encore chantés en alsacien. L’atmosphère est joyeuse et concentrée au moment de la prière pour les enfants de la paroisse tués sur le front de l’Est. Pour moi, c’est assez étrange de penser que des compatriotes ont été obligés de se battre contre les alliés.
A la sortie, le pasteur sert la main de ses paroissiens comme après chaque culte. Je suis harponné par une famille alsacienne qui veut à tout prix m’inviter à déjeuner chez eux. Je suis indécis, car je ne sais pas combien de temps nous resterons à Dambach-la-Ville. Cela me tente beaucoup, mais je ne veux pas renouveler ce qui m’est arrivé le 20 novembre 1944 à Champagney. Ce souvenir est toujours présent dans ma mémoire.
A l’arrêt de notre “Light”, je suis allé dans un verger pour prendre des pommes que j’avais aperçu du haut de notre char. A mon retour, plus de char, il était parti sans moi. J’étais désorienté. Je me suis glissé dans une escouade du 3ème peloton sur un “Tank Destroyer” pour poursuivre le combat. J’ai rattrapé assez rapidement mon char léger pour réintégrer la compagnie de mes copains. J’ai été reçu par le maréchal des logis “OFI” par ces mots: “Désertion en temps de guerre, douze balles dans la peau”. J’avais pris très au sérieux sa remarque, car il n’avait pas l’air de plaisanter.
Enfin, je me suis décidé d’y aller, à la grande joie de toute la famille. Mais j’étais anxieux. En allant chez eux, j’ai eu la chance de rencontrer “Pékin”, que je prévenais. J’étais plus tranquille.
Le repas familial s’est déroulé dans une extraordinaire ambiance. Toute la famille rivalisait de gentillesse pour son libérateur. Il y eut pourtant un instant qui m’a paru angoissant pour cette famille, c’est lorsqu’ils me montrèrent la photo de leur fils habillé en soldat allemand, qui n’était toujours pas revenu et dont ils étaient sans nouvelle.
J’ai mangé une énorme choucroute garnie d’une grande diversité de charcuterie. Il voulait à tout prix me faire goûter le Pinot Gris de leur vigne. Je leur ai dit que je ne buvais jamais depuis mon enfance, mais devant leur insistance, j’en pris un demi-verre. Il était très bon. Je suis resté étonné de ne pas avoir la tête toute retournée par cet alcool. Vers les 16 heures 30, je voulais rejoindre mon cantonnement. Une des adolescentes d’environ 14 ans s’est proposée pour m’aider à retrouver mon chemin. J’acceptais volontiers sa proposition avec la bénédiction du père. Mais avant de nous quitter, le père me donna un sac de toile comprenant quatre bouteilles de vin (essentiellement du Sylvaner et du Riesling) pour mes camarades.
Malheureusement, je n’ai pas conservé leur adresse et je ne saurai jamais ce qu’est devenu leur fils. Tai gardé un souvenir ému de ces instants passés en famille. La gamine m’a laissé à la porte de la grange en m’embrassant sur les deux joues sous les regards narquois de mes camarades. Je remis les bouteilles de vin à “OFI” pour la répartition dans l’escouade.
Notre régiment est intégré dans la 4ème brigade. Il a été réparti aux alentours de Dambach-la-Ville. Le 1er escadron cantonne à la fabrique, le 2ème non loin de la gare, quant au 3ème, je n’ai jamais su son lieu de cantonnement. Naturellement le P.C. du régiment et l’E.H.R. sont au centre même de la ville.
C’est le lieutenant Rey qui commande provisoirement le 2ème escadron en attendant la nomination d’un nouveau capitaine.
Au P.C., nous avons des nouvelles de la situation militaire des alliés. Au Nord de Strasbourg, les renseignements que nous pouvons glaner, nous indiquent que la contre-attaque allemande se poursuit activement. Que les troupes du général von Maur ont atteint le village de Wantzerau à 13 kilomètres du centre de Strasbourg. Heureusement, la 2ème D.B. du général Leclerc est venue renforcer les troupes américaines débordées.
Au Sud de Strasbourg, la contre-attaque allemande est brisée. La XIXème Armée allemande s’est enfermée dans la poche de Colmar. Le général de Lattre de Tassigny envisage, suivant les ordres qu’il a reçus, de liquider cette poche. Il a la ferme intention de pénétrer en Allemagne en traversant le Rhin à l’aide de ponts de bateaux. Il veut arriver le plus rapidement possible à Stuttgart. Il est bien décidé à contrarier les ordres du Grand Quartier Général américain qui s’est réservé cette partie-là de l’Allemagne.
Par un vent glacial qui balaie la pleine, la température a baissé très sensiblement. Il est couramment avancé qu’elle atteint moins 20 degrés Celsius. Comment pouvons-nous le savoir, nous n’avons pas de thermomètre? Nous avons simplement la sensation d’un froid intense.
Pour la liquidation de la poche de Colmar, notre régiment y participera, car le Haut Commandement rameute toutes les unités disponibles. Ce combat ne va pas être une petite affaire. Les combats s’annoncent dures dans ce froid épouvantable.
C’est dans l’après-midi du 22 janvier 1945 que nous embarquons dans des G.M.C. Où allons-nous, nous ne saurons qu’à l’arrivée. Notre peloton venait juste de partir de la sortie de Dambach-la-Ville où nous venions d’embarquer, que la prévôté nous fait ranger au bord de la route, pour faire passer un convoi prioritaire. Nous sommes arrêtés provisoirement non loin d’une batterie française de 155. Elle est en pleine activité et nous sommes assourdis par les départs.
Comme l’attente se prolonge, je suis descendu du GMC, avec mes camarades. Il me semblait bien qu’une seule batterie ne pouvait pas faire autant de bruit à elle seule. En effet, sur ma droite, dans un champ, j’aperçois plusieurs canons américains. Ces derniers sont rangés dans le champ sur deux lignes parallèles. Ils sont espacés d’environ trente mètres l’un de l’autre. Près de chaque pièce d’artillerie, d’énormes tas de douilles témoignent de l’activité de ces derniers. C’est un pilonnage permanent des deux rangées de batteries. La direction de ces tirs est le Sud-est de la ligne de front. Nous supposons que c’est le début de l’offensive française sur Colmar.
Pour être protégés du bruit insupportable et permanent, les artilleurs ont des casques à oreillettes identiques à ceux des radios. Ce système de protection est obligatoire pour éviter de devenir sourd. Mais nous, nous n’avons aucune protection et nous avons hâte de quitter les lieux.
A notre grand soulagement, nous recevons l’ordre de remonter dans nos G.M.C. Notre destination finale est la ville de Sélestat que nous atteignons après un parcours assez compliqué sur des routes verglacées. Nous avons traversé des lieux où devaient exister des villages. Mais seuls, les panneaux indicateurs d’entrée et de sortie des villages ont été remis à leur place, autrement nous ne saurions pas que des villages avaient existé dans ces lieux désolés. Ils ont été rasés. Que de destructions épouvantables notre Alsace a subi.
A Sélestat, nous relevons le BM21. Chaque escouade du 2ème peloton doit occuper une position bien précise. Celle de “OFI” est une villa de la banlieue Sud-Est de la ville. Il s’agit de la demeure de l’ancien maire de la ville, monsieur Klein. Au moment de l’annexion de l’Alsace en 1940, il a été limogé par les nazis, mais il est demeuré chez lui avec sa femme et ses cinq enfants. Il n’avait pas beaucoup le choix, car ces deux garçons de 18 et 17 ans ont été immédiatement enrôlés de force dans l’armée allemande. Ils sont devenus des “Malgré-eux”.
L’arrivée de ces sept soldats a posé certains problèmes de couchage. Outre les deux garçons, il y avait trois filles, l’aînée Marie-Thérèse, la cadette Odile et la dernière Lucette et en plus une jeune fille, amie de la famille, du nom de Irène Lacombe. Cette dernière était restée avec les Klein pour témoigner à la fin de la guerre, de la fidélité de la famille à la France.
Nous avons obtenu les deux chambres libres des garçons. La chambre dans laquelle je couchais avec deux de mes camarades, était celle du fils aîné. Lorsque nous avons pénétré dans celle-ci, nous avons remarqué un tableau noir sur chevalet II restait les traces d’équations d’algèbre que les trois soeurs avaient décidée de conserver intactes jusqu’au retour de leurs deux frères. En fait l’aîné devait passer son bac en juin 1940. Il était en pleines révisions quand tout a été interrompu par l’invasion. L’avantage que nous avons, c’est que la maison est chauffée. Heureusement car le froid est intense.
Naturellement, tous ces garçons de 17 à 25 ans, étaient attirés par de si gentilles personnes. Mais très vite ils s’aperçurent que celles-ci étaient inaccessibles. C’était une famille très religieuse, de l’église catholique. C’était une famille bourgeoise extrêmement rigoureuse sur la morale.
Il y avait deux rengaines que ces demoiselles chantaient en permanence. C’était: “J’attendrai, le jour et la nuit, j’attendrai toujours, ton retour… “ et la chanson du Gardien de Camargue. Elles manifestaient ainsi leur refus de la culture allemande, et surtout, la première rengaine était chantée en pensant à leurs deux frères en danger permanent sur le front russe.
C’est dans cette position que j’ai revu mon futur beau-frère, mais comme il n’était pas dans la même escouade que moi, nous ne nous voyions que très rarement.
Si, personnellement, j’avais un faible pour Odile, c’était vraiment un sentiment de respect mêlé d’affection amicale. Ce n’était pas le cas pour “Pékin”, qui lui, était devenu très amoureux de Marie-Thérèse, lui écrivant souvent lorsqu’il était à Saumur à l’école d’officier de cavalerie. Mais c’était en pure perte.
De la famille Klein, je n’ai aucun souvenir du Maire, par contre, je me souviens très bien de madame Klein. C’était une femme distinguée, aimable et racée. Tétais impressionné par son maintien. C’était vraiment une femme “de la haute”.
Ayant retrouvé l’adresse de Marie-Thérèse, j’ai eu des nouvelles de toute la famille. Au moment où j’ai repris contact avec elle, son père était mort. Son frère aîné n’est jamais revenu. Il a été tué dans un bombardement des alliés en Allemagne. C’est à la fin du conflit et à quelques kilomètres à l’Est du Rhin. Quant à son second frère Georges, il est revenu de la guerre, car blessé sérieusement sur le front Russe, il a passé ses derniers mois dans un hôpital. Il était devenu député de la circonscription de Sélestat.
A la libération de l’Alsace, monsieur Klein a repris sa place à la mairie pendant une courte durée, car il est décédé assez rapidement. La mairie de Sélestat a donné son nom à la rue où se trouvait sa villa. Marie-Thérèse s’est mariée à un “Malgré-lui”, écrivain du nom de Francis Skenck, à la mort de son mari, elle s’est installée dans les Alpes Maritimes. Odile s’est mariée avec un ingénieur suisse du nom de Furstenberg et vie au Canada. La dernière, Luce, est chanteuse et vie dans la banlieue parisienne.
Cette famille m’a laissé un sentiment extraordinaire. Elle a été sans doute à l’origine de ma grande affection pour cette magnifique région qu’est l’Alsace.
Jean Kirchner est souvent avec Jacques Brunei et François Herrenschmitt. Il a profité de la Jeep de l’escadron pour aller à Strasbourg avec eux. L’adjudant d’escadron, originaire de Strasbourg, souhaitait retrouver des membres de sa famille. Au moment de la débâcle lui, sa femme et ses enfants se sont réfugiés à Lyon. Cela fait maintenant quatre années qu’il est sans nouvelles des autres membres de celle-ci. Tous les trois sont à la recherche de personnes connues de l’un d’eux. Je pense que Micheline a mentionné la famille Frey devant Jean Kirchner, car il est allé les voir. Je suis très amer, car il n’a pas pensé que je serai intéressé. A l’époque de notre connaissance à Valence, j’étais tombé follement amoureux de Mady, la seconde de la famille. Amour platonique de jeunesse.
Nous ne participerons pas directement à la prise de Colmar. La 1ère DFL elle, à l’exception de la 4ème brigade à laquelle nous venons d’être affecté, fera partie des troupes qui libéreront la ville. Nous sommes tristes de ne pas accompagner nos Fusiliers-Marins dans ces combats.
C’est aujourd’hui, le 24 janvier 1945 que, sous le commandement du général de Lattre de Tassigny, la grande offensive franco-américaine entre en action pour libérer le Sud de l’Alsace. Enfin cette belle province de France sera délivrée du joug nazi.
Nous apprenons que notre chef de corps a été nommé commandant d’armes de la place de Sélestat. Il y a à peine six mois que le commandant Geyer-la-Thivollet recevait la croix de Chevalier de la Légion d’honneur des propres mains du général de Gaulle. Nous savons que ce titre est tout à fait provisoire. Il l’a reçu uniquement parce que le 11ème régiment de cuirassiers est la seule unité présente sur la commune pour défendre la ville d’une contre-attaque éventuelle de l’armée allemande.
Ce semi-repos que nous impose la Division est la bienvenue. En effet, depuis plusieurs mois nous n’avons pas cessé d’être en première ligne; l’état sanitaire du régiment est devenu inquiétant. Outre la disparition de plusieurs de nos camarades mis hors de combat et remplacés par déjeunes recrus, la plupart d’entre-nous souffrent de bronchites chroniques.
Etant donné l’essoufflement des velléités de l’armée allemande sur cette partie de la région, nous nous considérons comme favorisés. L’ensemble de la 1ère Armée Française soutenue par quelques divisions américaines s’est lancée à l’assaut de la poche de Colmar.
J’ai été désigné pour faire une patrouille. A deux de l’escouade de “OFI” nous devons renforcer celle de “Pékin”. Nous partons vers les 9 heures sur la route nationale 83 en direction de Colmar. Le froid est d’autant plus intense qu’un vent glacial, coupant comme une lame de rasoir, ballait la plaine. La neige qui tombe est plaquée sur le tronc des arbres qui jalonnent celle-ci. En marchant sur le bas-côté de la route où la neige n’est pas entièrement gelée, nous avançons difficilement. Pour l’instant, le vent, derrière nous, nous pousse. Dans nos manteaux de cavalerie, nous sommes plus ou moins protégés. Ce ne sera pas la même chose lorsque nous devrons revenir vers Sélestat au bout de trois heures de marche éreintante et glaciale.
En patrouillant, nous sommes épouvantés à la vue du tapis de capotes vertes que nous apercevons encore dans la plaine. La neige, qui est balayée sur ces cadavres de la jeunesse allemandes ne s’accroche pas, laissant apparaître cette multitude de corps sans vie. J’éprouve une sensation d’angoisse. Comment un peuple aussi grand et intelligent a pu se laisser prendre à la propagande nazie pour en arriver à ce terrible résultat. Sur le moment, je me suis dit qu’ils n’avaient que ce qu’ils méritaient. C’est beaucoup plus tard que ce sentiment est apparu. Personnellement je suis revenu à la maison des Klein en pensant à ces jeunes hommes sacrifiés par un fou sanguinaire.
La section du BM21 que nous avons remplacé au moment de notre venue sur la position, nous a signalé qu’un chien-loup passait assez régulièrement les lignes la nuit. Ils avaient reçu l’ordre de l’abattre à vue, soupçonnant que cet animal servait d’agent de liaison. Ils ne se sont pas résolus à l’abattre et nous ne le ferons pas non plus.
La guerre psychologique utilisée par les Américains, nous vaut un épouvantable vacarme. Ils ont installé plusieurs haut-parleurs dans la direction de l’Est en différents quartiers de la ville. Ils envoient des messages de nouvelles accablantes aux Allemands, en espérant les démoraliser. Ils souhaitent ainsi les convaincre de cesser les combats et de se rendre. Les Américains ont mis leurs amplificateurs à plein régime. Ces engins surpuissants hurlent des phrases gutturales qui nous percent les tympans.
Depuis que nous avions tenu la ligne à la maison de l’éclusier, nous n’avions pas revu l’aspirant “Ben-Hur”. Il est de retour. Durant cette période, nous faisons beaucoup de photos. En fait, c’est surtout l’aspirant qui veut rapporter des souvenirs du front. Nous nous faisons photographier avec les filles Klein et Irène Lacombe. Ces demoiselles ne se font pas prier.
Ce ne sera que le 3 février que l’activité de l’artillerie allemande se réveillera pour envoyer sur Sélestat des obus de très gros calibre qui font énormément de destructions dans la ville. Ils tirent depuis l’Allemagne. La rumeur fait état d’obus de 380 tirés à partir d’une grosse pièce d’artillerie montée sur voie ferrée. Les dégâts sont considérables. Non loin de notre position, un seul obus détruit tout un pâté de maisons et deux chars légers “Light” qui s’étaient garés contre ces maisons.
Ce bombardement durera quatre jours. Le 3 nous recevrons sept de ces obus. Le 4 février, vingt-cinq; le 5, quinze, et le 6, une dizaine. Ces projectiles tombent à intervalles réguliers. La période est d’environ trois-quarts d’heure. Nous attendons avec anxiété le moment où l’obus tombera en espérant que ce ne sera pas dans notre secteur. Ce genre de bombardement éprouve terriblement nos nerfs.
C’est le 2 janvier 1945 que la Légion Etrangère et les blindés de la 5ème D.B. sont entrés dans Colmar. Dans l’après-midi de ce jour, les Chocs rescapés vont nettoyer les derniers îlots de résistance dans certains quartiers de la ville.
Les combats ont été particulièrement durs et meurtriers entre Sélestat et Colmar. Le village de Sigolsheim a été complètement rasé par les S.S. Les cadres S.S., ont forcé sous la menace (ils ont abattu certains récalcitrants), six mille jeunes Allemands à résister jusqu’à la mort. Ces mêmes cadres, ayant refusé l’offre d’une reddition honorable que leur proposaient les alliés, ils ont fait tuer sur place ces jeunes qui, venant de la Wehrmacht, avaient été mutés d’office, quelques semaines avant dans la S.S.
Le régiment en entier a été regroupé à Sélestat en vu d’un départ vers une nouvelle destination. Je ne sais pas où nous allons. D’après “OFI” nous partons vers l’intérieur au repos. Espérons qu’il dit vrai. La seule déception que nous avons, c’est de ne pas participer aux combats qui vont se dérouler sur le sol allemand. Nous y aurions droit. Cependant, un régiment issu du maquis du Vercors, pour le Quartier Général de la 1ère Armée, serait dangereux pour la population civile allemande, c’est du moins ce que nous avons cru comprendre.
Gérard Galland