Le Grand-Serre
Départ pour le Maquis
La mission est étudiée dans les moindres détails. Il est convenu que l’étape débuterait le lendemain; départ à 6 heures du matin. Un compte-rendu doit être fait par téléphone pour suivre les passages fixés. La permanence fonctionnera toute le journée chez Bernard. Il est décidé de reporter le départ des éléments à une date ultérieure. Le groupe se disloque après avoir souhaité bonne chance à l’équipe et rappelé l’heure de la réunion journalière.
Ces réunions sont une détente où l’on parle de tout et de rien, puisque les ordres donnés concernent les missions immédiates. Inquiets, nous attendons avec impatience le coup de téléphone de 10 heures. Il arrive : “Ici André …” et avant qu’il puisse continuer, je lui demande ce qui se passe. La réponse embarrassée ne me dit rien qui vaille. “Nous avons démarré après plusieurs chutes de Girardot; il ne réussit pas à rester sur Boucaro. Nous n’avons parcouru qu’un kilomètre. Plus nous avançons, plus le cheval devient nerveux et dangereux. Girardot se fait toujours vider, et en désespoir de cause, je vous rends compte que nous avons l’intention de le ramener à Lyon”.
Je l’arrête, lui passe un bon “savon” et j’ajoute : “J’arrive, mettez le cheval dans la première ferme venue, et toi, attends-moi sur la route pour me guider; je serai là-bas vers 15 heures”.
Puis j’insiste en lui recommandant de ne pas bouger. Surtout qu’ils ne reviennent pas sur Lyon. Puis, immédiatement, je donne l’ordre aux Cuirassiers restés chez Bernard de partir pour Lens-Lestang où je les rejoindrai à cheval. Si tout se passe bien, je pense arriver dans la nuit. Les cuirassiers se dispersent.
A 15 heures, je suis au rendez-vous. Girardot me conte ses malheurs. La joie du début a fait place à la déception. Celle-ci est visible, non seulement sur son visage, mais aussi sur ceux d’André et de Constant, un des bleus qui s’est joint à mes cavaliers. J’essaie de consoler le cavalier malheureux et je lui demande de m’escorter avec Constant, tandis qu’André restera à Lyon en point fixe. C’est décidé ainsi, il ne reste plus qu’à sauter à cheval et souhaiter faire les 90 kilomètres qui marquent la coupure avec la vie régulière.
Je veux ici rapporter les quelques lignes que m’ a adressées plus tard André qui relate notre départ de Décines…
“Cependant pour consoler Girardot de sa grande déception, vous lui avez demandé de vous accompagner avec Constant. Moi, je restais à Décines, mais je vous quittais ayant un peu peur pour vous. J’avais remarqué que vous étiez en tenue d’officier sous votre manteau, sur lequel vous aviez quand même enlevé vos galons. Le chapeau que vous aviez mis ne me rassurait pas du tout…”
Les deux éclaireurs à bicyclette filent devant le cavalier en réglant leur allure sur lui. La route semble bien longue quand on est seul. Plus je réfléchis, plus je suis persuadé que les Allemands sont dans les agglomérations et non dans les campagnes. J’appelle mes deux cyclistes et leur fais part de mes réflexions qu’ils partagent entièrement. Il est convenu que les éclaireurs pousseront une pointe quand nous approcherons des villages. Le parcours ainsi sera plus agréable. Et les kilomètres s’ajoutent aux kilomètres en parlant de projets, dressant des châteaux en Espagne qu’on élève plus facilement quand on marche vers l’aventure. La gaieté est revenue et même Girardot plaisante : “Le manteau sans galon, ça passe, le chapeau mou ça va, mais ce qui vous vendra sont les sabots de votre cheval qui portent le matricule militaire”. Personne n’y a pensé en temps utile, mais qu’importe.
Le pas, les rênes longues et le trot se succèdent alors que déjà le ciel gris devient plus sombre. Le jour baisse comme s’il voulait donner confiance à ceux qui se cachent. Suivant les ordres, à l’approche d’un village, Girardot a poussé une pointe de reconnaissance vers ce dernier. Il revient très vite. Il semble inquiet, non sans raison. Une fermière lui a confié que les Allemands étaient cantonnés dans le village, précisant même que ce sont des artilleurs et qu’ils ont des chevaux.
Ce renseignement vaut ce qu’il vaut. En tout cas, il n’est nullement nécessaire de rencontrer l’ennemi. Je décide de déborder le village que je connais et je me dirige vers la lisière des bois, tandis que mes deux cyclistes continuent sur la route.
Arrivé à la fourche de deux routes, il n’y a plus de doute possible sur l’existence des Allemands dans ce village.
Six cavaliers ennemis qui rentrent probablement de promenade, débouchent des bois comme des diables de leurs bottes.
Les cyclistes ont vu le danger et appliquent les consignes prévues dans ce cas : celles du chacun pour soi en cas de coup dur. Trois ennemis se dirigent sur eux, tandis que trois autres bifurquent vers moi. J’ai obliqué vers un itinéraire que je connais bien. Ma monture est au pas. Les cavaliers ennemis prennent le trot, je prends le trot. Ils prennent le galop, je prends le galop. C’est la poursuite en règle.
J’ai pris cet itinéraire simplement parce qu’au cours d’une manœuvre, j’ai gagné un pari sur mes camarades. Je me suis souvenu d’un passage difficile où il faut traverser une route, obligeant la monture du cavalier de faire un bon contrebas, une foulée et un bon contre-haut. Avec Boucaro, j’ai gagné et ceci se passait il n’y a que quelques mois. Depuis, sa forme est encore meilleure.
Je m’engage sur le sentier de la forêt en ralentissant, alors que mes poursuivants allongent le galop, croyant que je baisse le pied. Il n’en est rien, car, devant l’obstacle, je lance ma monture qui le franchit aisément.
Puis, arrivé en arrière de celui-ci, je ralentis, me retourne, et vois “bûcher” deux des cavaliers et l’autre faire un magnifique arrêt pile. Alors, je continue plus calmement, juste ce qu’il faut à la nuit pour qu’elle tombe et devienne ma complice.
Boucaro est un bon cheval de carabinier et il vient de remporter encore une victoire, sans mérite d’ailleurs, sur de gros “bidets” d’artilleurs. Je reprends ma route normale, dans l’espoir de retrouver mes cyclistes qui, appliquant mes ordres, doivent opérer comme moi. Le temps passe et je ne vois rien venir. Pour soulager ma monture, je marche à côté d’elle, la bride au bras. J’ai aussi besoin de me dégourdir les jambes. Je pense à Girardot, qu’est-il devenu ? Comment Constant, le bleu, s’est-il comporté devant ces difficultés ? Lorsque dans la nuit très noire de Novembre, je perçois un grincement, une espèce de frottement sur les gravillons de la route. Ce bruit est très proche de moi.
J’arrête mon cheval. J’écoute. Je sifflote le refrain des Cuirassiers qui, dans la nuit est répété par Girardot, car c’est bien lui qui arrive. Heureux de se retrouver sans casse, il me raconte comment, lui et Constant ont semé les Allemands. Ayant cassé une pièce de sa bicyclette, Constant est rentré à Lyon. Il n’a pas pu continuer. Le reste du trajet s’est déroulé sans histoire. Après avoir traversé le plateau de Lens-Lestang, les deux cavaliers, l’un à cheval et l’autre à bicyclette, se présentent devant la ferme du “Berger”.
Dans la ferme, personne ne dort. Dès qu’à distance ils ont reconnu le bruit des sabots, celle-ci s’est animée. Virieu emmène Boucaro dans son nouveau logis en lui parlant comme à un camarade. C’est agréable de parler à un cheval, non seulement il ne peut pas vous contredire, mais on imagine toujours qu’il acquiesce de la tête ou de l’oreille; Pompon, c’est certain, va lui donner double ration, le soigner et il s’endormira sur une épaisse litière fraîche qu’il a bien méritée.
Pendant ce temps, nous sommes accueillis avec beaucoup de sympathie par la famille et quelques-uns de mes Cuirassiers arrivés avant nous. Il ne me reste plus qu’à apprécier un bon casse-croûte servi au coin de l’âtre où flambe un feu de bois. Mais l’heure est tardive, il est 4 heures du matin, et il nous faut retourner à Lyon par le car qui passe à quelques centaines de mètres de là sur la route du Grand-Serre. Nous devons nous présenter à l’arrêt vers 5 heures pour l’arrêter.
Le premier contact avec ces lieux et leurs habitants est excellent. Il reste gravé dans la mémoire de tous. Quant à Boucaro, à qui nous allons dire au revoir; il semble lui aussi très heureux. N’est-il pas libre maintenant tout autant que peut l’être un mustang dans un ranch ? et, en plus, sans garde-écurie pour le surveiller.
Le car arrive, s’arrête, et après avoir salué leurs hôtes, les hommes sautent dedans pour rejoindre Lyon où ils arrivent sans incident.
La réunion journalière fixée dans la matinée, sera la dernière. Les Cuirassiers reçoivent l’ordre de rejoindre la ferme du “Berger” par petits groupes. Je leur annonce mon départ pour le Grand-Serre, où j’ai réussi à trouver une fondation de couverture aux Ponts-et-Chaussées, elle justifiera ma présence dans la région.
Le Maquis du Grand Serre
Le Grand-Serre est un petit bourg qui domine la France vallonnée. Il est perché sur un curieux piton. Ce village est perdu dans la Drôme, tout en haut du département. On peut y parvenir par les routes de Beaurepaire, d’Hauterives en suivant la vallée de la Galaure ou par Montrigaud. Il se prête bien à la vie du maquis et à sa mission.
Les Cuirassiers originaires de la région ont repris leurs activités dans leur ferme respective. Ils emploient ceux de leurs camarades qui, de zone interdite, ont décidé de rester là. Le camp se construit. Le froid de plus en plus pénible oblige les maquisards à chercher refuge dans des granges. Le “Berger” ne veut rien savoir quand on lui parle du danger qu’il court; il continue à héberger nos maquisards.
Les cuirassiers ont plus peur que lui, ils se dépêchent de construire le camp. Ils font des expériences rudes qui modèrent leurs initiatives souvent mal dirigées. L’un voit trop grand et se lance dans la construction d’un camp souterrain avec plusieurs sorties à flanc de bosse. Travail de forçat pour creuser avec de pauvres outils, une puis deux et enfin trois grandes pièces qu’inondera une nappe d’eau qu’ils ont mis à jour. Ces projets sont rapidement abandonnés pour être remplacés par l’idée du camp léger qui peut être vite enlevé et reconstruit aussi vite ailleurs.
Donc, on s’instruit en combattant dans un combat de tous les jours. Outre les problèmes d’approvisionnement en armes et munitions, ceux de l’organisation de l’instruction, ceux à trouver pour maintenir la cohésion des hommes dans des réunions régulières, tous ces problèmes doivent trouver une solution de tous les jours. Il ne faut absolument pas que les Cuirassiers se laissent gagner par l’ambiance tranquille d’un travail par trop routinier qu’ils effectuent dans une ferme en attendant un évènement qu’on ne voit jamais venir.
La filière de Lyon se révèle bonne à l’usage et les jeunes arrivent. Ils ne sont pas nombreux, mais le but n’est pas de rassembler des hommes si nous n’avons pas les moyens de leur donner l’essentiel; l’objectif est de former des cadres et un noyau sûr, solide et utile pour le jour “J”.
Pour le moment, le pire ennemi est l’oisiveté; c’est pourquoi les camps se déplacent souvent afin d’occuper et de rôder les hommes à une vie où nomadiser est de règle. La curiosité des paysans est en éveil, ils se demandent ce que font tous ces jeunes qu’ils rencontrent à longueur de journée malgré l’interdiction et les ordres que j’ai donnés, d’éviter de se promener dans les villages. Il est nécessaire de donner le change et d’imaginer rapidement un “truc” valable.
Je fais alors courir le bruit que des scouts vont venir monter un camp dans la région; ainsi les maquisards peuvent se promener en tenue de scouts et traverser les bourgs en chantant. Comme cela, ils peuvent faire le ravitaillement sans vraiment se cacher. Cependant, cette stratégie a ses limites et ne peut durer qu’un moment. Il faut se renouveler. C’est alors que je pense aux cantonniers travaillant aux ponts et chaussées, je suis à même d’embaucher des hommes pour entretenir la voirie; ce sont des maquisards qui deviendront des cantonniers. Cette solution offre un double avantage; elle justifie leur présence et facilite la surveillance des routes en contrôlant la circulation, ce qui est important en raison de la proximité du camp de Chambarrand, occupé actuellement par les troupes italiennes et qui le sera plus tard par les troupes allemandes.
Les mois passent. En 1943, l’ennemi commence à durcir sa position et à remuer beaucoup plus qu’auparavant si on en juge par les indices et les faits qui s’accumulent. Les gendarmes m’ont signalé qu’un enquêteur venu de Vichy, essayait de savoir pourquoi un officier d’active de cavalerie était employé en qualité de chef cantonnier. Après avoir passé quelques mois misérablement dans deux pièces enfumées, j’avais eu la chance d’être recueilli par Madame Brenier. Etant donné l’évolution des choses, je suis contraint de jouer un jeu de plus en plus serré. J’installe mon P.C. dans une petite maison à l’écart du village et me sépare de ma famille. Mon épouse attend un troisième héritier au moment où la situation devient de plus en plus intéressante dans la région.
Les jeunes Français se sentent menacés et de plus en plus chassés par l’occupant. Ils cherchent refuge dans les camps. C’est vrai aussi pour les fils des fermiers de la région et des maquisards employés chez eux; ils sont obligés de rejoindre la forêt, tant et si bien que le 11ème Cuirassiers augmente sérieusement ses effectifs. Pour faire face à cette situation nouvelle, il est nécessaire de se disperser en petites unités légères et fluides entraînées à faire la guérilla. S’il est encore trop tôt pour mener de tels combats, il faut s’y préparer.
L’instruction bat son plein et je me dois de vivre le plus possible avec mes hommes. Je déplace mon P.C. pourtant bien situé, au centre du Grand-Serre, à l’hôtel Brenier où arrivent les cars de Lyon. On peut aussi contrôler les arrivées et les départs, ce qui facilite toutes les liaisons entre l’intérieur et l’extérieur. Mais cet arrangement n’est pas assez discret. Le P.C. est alors transféré à la maison Thivollet à flanc de coteau. Dans ce lieu, il est mieux camouflé et devient vraiment un P.C. clandestin.
La brigade de gendarmerie est aveugle chaque fois qu’elle rencontre des résistants. Entre la résistance et la brigade de gendarmerie, les rapports sont excellents sans que nous ayons abordé le sujet. Mais le jeu devenant de plus en plus serré, je sens le besoin de clarifier franchement la situation. L’occasion s’en présente bientôt. Les gendarmes viennent à la maison Thivollet pour se renseigner sur le chef cantonnier. Ils doivent faire un rapport sur mes activités.
Ils entrent. Je les reçois et réponds à leurs questions. Pendant la discussion, quelques cavaliers armés pénètrent par la porte et les fenêtres. La conversation prend une toute autre tournure. Je souris; les gendarmes aussi. Nous sommes en confiance et nous parlons de la qualité des armes, de la dernière mitraillette reçue que, finalement, nous allons essayer de concert avec eux dans la cave aménagée à cet effet.
Gendarmes et maquisards se quittent bons amis.
Leur dévouement à la cause de la résistance ne se démentira pas, prévenant à temps les camps de l’arrivée de personnes suspectes dans la région. En maintes occasions, ils ont empêché de mauvaises surprises.
Notre réseau de surveillance et de renseignement est solide grâce à eux.
De plus, les Cuirassiers sachant que les gendarmes sont avec eux, les respectent et continuent de les craindre, ce qu’ils ne feraient pas autrement. Je suis sûr que les rapports entre la population et mes hommes sont bons et que si les gendarmes me renseignent sur les Allemands, ils me mettent au courant de la conduite de mes Cuirassiers vis-à-vis de cette dernière. Je veux absolument que mes hommes respectent la devise du régiment :
“Toujours au chemin de l’Honneur”.
En ce début de 1943, la vie des camps est de règle; il n’est plus question de travailler dans les fermes; ce serait trop dangereux pour les maquisards comme pour les fermiers. Et puis dans ces camps, règne partout une formidable camaraderie. L’esprit de corps, loin de se dissoudre, atteint une force inestimable. L’oisiveté, l’ennemi numéro un, est vaincue.
Aidé par un encadrement de qualité et pourtant très divers : Saumuriens, Saint-Cyriens, jeunes qui se destinent à la carrière militaire ou jeunes ayant tout simplement du caractère, je suis à même d’encadrer aisément mes anciens Cuirassiers et les nouveaux venus de tous les horizons : hommes d’âge, jeunes de 17 ans et moins, construiront une légion de combattants, image des Marie-Louise de la Révolution et des grognards de la Garde, ardents, généreux et impulsifs. Qu’il est difficile de freiner ces élans spontanés.
S’il est facile de rassembler des hommes, il serait criminel de ne pas leur donner de quoi se défendre et de quoi vivre. Or, le nombre de maquisards augmentant, le problème du ravitaillement se pose au moment où il devient de plus en plus difficile de circuler sans courir de risques sérieux. Il faut se rendre à Lyon, ne serait-ce que pour les liaisons avec la Région Militaire. Le Maire du Grand-Serre est arrivé à fabriquer de faux papiers excellents qui serviront aux agents de liaison, car cette liaison avec le Commandant de la région existe maintenant. J’ai pris contact avec un ancien officier du 11ème Cuirassiers qui travaille à l’Etat-Major du Général Frère à Lyon. J’avais été mis incidemment en rapport avec lui par l’intermédiaire d’un chef d’escadrons du régiment. Il lui a dit que je souhaitais le voir et lui a donné mon adresse. Je suis allé le voir, et suis revenu très déçu de cette visite, où il n’a été question que du différend entre Gaullistes et Giraudistes. Je ne pouvais admettre que des divisions existent au moment où toutes les forces de la nation devaient se souder et s’unir pour bouter l’ennemi hors de notre pays. C’est alors que j’ai entendu parler de l’A.S. et d’action d’ensemble. Finalement j’ai accepté de me relier à quelque chose qui me paraissait valable.
C’est ainsi que bientôt je recevai ma première voiture de liaison, quelques motos et un petit camion à cabine avancée.
A l’occasion de la réception de ce matériel, j’ai fait la connaissance de Chambrier. Mécanicien chevronné, il s’occupe de ce dernier. C’est un homme étonnant d’énergie, de droiture et de sérieux. Il a le sens des responsabilités et il aime le risque calculé. Pour moi, il devient le meilleur et le plus fidèle des amis.
Le 11ème se monte. Il a maintenant son service auto qui ne permet certes pas de transporter le personnel, mais qui rend d’énormes services pour les liaisons et le ravitaillement. Les véhicules sont cachés dans les bois. Notre petit camion Renault porte fièrement une pancarte “Transport de bois”. Son double fond est bien utile pour le transport des armes. Il a très vite son histoire. Le chargement de ce jour est du matériel de guerre. Il s’agit de mitraillettes, de fusils et de munitions; quant au canon de 25mm, il est enfoui sous un tas de bois, le tout bien bâché. Les gendarmes du coin le connaissent et ne se montrent pas lorsqu’il passe, si bien que lorsque le camion est arrêté sur la route, le chauffeur sait qu’il faut se méfier : il pousse le camion; si les gendarmes ne se rangent pas, il sait qu’il faut être prudent. C’est ce qui lui arrive aujourd’hui.
La maréchaussée lui fait signe de s’arrêter, ce qu’il fait le plus naturellement. Il descend de son véhicule et allume tranquillement une cigarette. Le brigadier lui demande :
-“Que transportez-vous là-dedans ?”.
-“Moi” répond le chauffeur, “je transporte des canons, des fusils, des mitraillettes et des munitions”.
Le conducteur ne peut rien ajouter, car les gendarmes ont éclaté de rire, tandis que le brigadier, lui tapant sur l’épaule, lui dit : “Farceur va, ne perds pas ton temps, dépêche toi de faire ton boulot”.
Surpris, mais sans se faire prier, le conducteur saute au volant et file remplir sa mission.
L’ambiance est calme dans la région, elle est surtout à la complicité. Les habitants ne veulent pas savoir, mais ils aident le maquis tant qu’ils le peuvent. Quand il ne donne pas, ils savent attendre le paiement des notes que le maquisard a bien souvent du mal à régler. Malgré tout, il y a des récalcitrants qu’il est nécessaire d’éviter, mais dans l’ensemble, tous les cultivateurs sont bien pensants.
Depuis que nous avons hérité d’une voiture, c’est elle qui circule et je peux ainsi poser des jalons afin de dégrossir sérieusement le travail des ravitailleurs.
Je me sens responsable. J’aime foncer et régler moi-même les problèmes les plus divers. Nous sommes arrivés à la fin Juillet 1943. Les fonds sont très bas. Je me rends dans la région de Montrigaud, à Chaffaure où habite le père Mathieu, un ancien combattant de la guerre 1914-1918, grognard de l’Empire, bourru pour cacher son grand cœur. Les hommes le connaissaient bien, il était toujours sur les routes.
-“Bonjour Monsieur Mathieu, je viens vous demander un veau” lui dis-je
-“Qui me paiera ?”
-“Moi, mais je n’ai pas d’argent pour le moment; mais je vous le réglerai sous huit jours”.
-“C’est toujours pareil, et … Allez, je vous fais confiance, emportez votre veau”.
De retour au camp, le veau est coupé en deux. Une moitié va au camp, l’autre part dans les valises à Lyon où il est vendu au marché noir à des gens qu’un Lyonnais connaît bien. Dès que le cavalier rentre, le père Mathieu est réglé. Grâce à lui, le camp a pu subsister. Il est préférable de ne pas insister sur le prix du veau, car le père Mathieu a tellement donné au maquis, qu’en vérité, on peut dire que ce veau a été donné.
Les peaux sont conservées soigneusement par des connaisseurs de la capitale du cuir : Romans. Quand on a cinq peaux brutes, on file dans cette ville et on les échange contre deux ou trois tannées et avec un peu de chance, contre des chaussures, ce qui évite d’en faire fabriquer.
Il faut insister sur ces détails matériels. Ceux-ci sont nécessaires pour comprendre les difficultés que nous rencontrons dans cette vie dans les bois au moment où l’ennemi devient de jour en jour plus hargneux.
Malgré tous ces soucis, la vie du 11ème Cuirassiers s’est organisée, l’unité s’est adaptée et elle est prête à sa mission. Le sport occupe une place prépondérante. La chance a voulu que je récupère à Lyon un excellent moniteur pour mon peloton : Lahmery, qui mène l’éducation physique avec intensité. Le sport est à la base des réussites en guérilla.
L’instruction des méthodes de guérilla n’est pas terminée. Par des actions à courtes distances contre l’ennemi, les Cuirassiers doivent maintenant se rôder dans la pratique de la clandestinité, tandis que d’autres le seront dans l’exécution de liaisons dans les villes. Ces dernières deviennent beaucoup plus dangereuses qu’auparavant.
Alors, ces différentes actions directes où le réflexe joue énormément, sont menées dans tous les domaines avec énergie et audace, sans témérité excessive. Ne faut-il pas obtenir le maximum de succès avec le minimum de pertes pour soi-même ? Dans n’importe quelle bataille, ce principe est de règle.
J’ai décidé de me rendre en Lorraine. Il ne m’est pas possible de m’absenter longtemps et surtout de partir seul, car mes gars veulent m’accompagner dans mon voyage. Psychologiquement, je dois accepter, comprenant leurs soucis. Je pars avec un jeune qui, étant donné son âge, risque moins. Je promets de ne faire qu’un aller et retour.
– Le voyage est agrémenté de quelques aventures qui entretiennent l’esprit maquisard, tel le passage d’un wagon à l’autre pour échapper au contrôle des papiers d’identité, le long parcours à pied de Nancy à quelques kilomètres de Metz par des moyens de transport de fortune à partir de Pagny et le retour avec du retard dû à des difficultés de tous ordres.
L’arrivée enfin dans une gare où une voiture devait nous attendre. Elle n’y est pas. Le bruit circule dans le bourg que les Allemands font de fréquentes rafles. C’est le moment du couvre-feu. Je décide de loger dans l’hôtel qui sert de P.C. à la Gestapo. A cet endroit, logiquement, il ne doit pas y avoir de rafles.
– A la réception de l’hôtel, les pièces d’identité sont exigées. On a confiance dans les papiers présentés; mais que d’inquiétude lorsqu’on nous avise qu’ils nous seraient rendus à notre départ.
-“A quelle heure voulez-vous être réveillés ?”,
-“A quatre heures”,
“Impossible, vous ne pouvez pas partir avant que le couvre-feu ne soit levé”.
Dans une telle ambiance, il n’est pas possible de bien dormir. Il faut même croire que le réveil est très attendu. Enfin, nous sortons juste après la levée du couvre-feu. Les papiers nous sont rendus sans aucune difficulté. Respirant plus librement, nous avons hâte de nous éloigner de l’hôtel. Les nerfs sont à bout. Il a fallu pourtant sortir calmement, surtout lorsqu’on a l’impression d’être observé.
Les deux équipiers sont maintenant dans la rue. Ils cherchent des yeux la voiture qui devait les cueillir hier au soir. Ils se sentent seuls, isolés, ne sachant pas où aller, quand leur regard fixe une voiture qui est arrêtée là, devant l’hôtel à deux pas. Le moteur est encore chaud. Ce doit être celle de l’Allemand que nous avons croisé en sortant de l’hôtel. La clef de contact est encore sur la tableau de bord. L’échange de coups d’œil entre les coéquipiers prouve que la décision envisagée est identique. Seul, le réflexe organise tout dans ces moments. Les actes deviennent automatiques. L’un va à quelques mètres, pendant que l’autre ouvre la porte et monte. Il met le contact, et plus vite qu’il ne le faut pour l’écrire, les deux maquisards sont dans la voiture qui démarre sans bruit. C’est curieux de constater que le calme revient dans les difficultés. La voiture est partie sans précipitation, doucement, a traversé le bourg et maintenant je fonce vers les camps. C’est le moment de raisonner comme un pied, un pied qui veut mettre de la distance en allant au plancher.
La voiture est abandonnée dans un fourré et les deux maquisards se dirigent vers le camp principal. Il n’est plus à son emplacement. Il faut jouer avec le système de sécurité que nous avons mis en place. Grâce à lui nous trouvons le renseignement qui nous permet de retrouver le camp. Il se trouvait sous une pierre derrière un arbre que nous avions préalablement choisi.
Le soir, dans la joie, le chef de camp responsable de mon retard explique pourquoi la voiture est repartie sans attendre. Je félicite les chefs de camps d’avoir pris l’initiative de déplacer leur unité par mesure de sécurité. Finalement tout le monde est satisfait.
Première alerte chaude sur nos camps
Cet exercice est excellent puisque le 15 Août 1943, le déplacement des camps est devenu obligatoire; en effet, nous avons été prévenus à temps par la gendarmerie du Grand-Serre qu’une action allemande avait été décidée contre le camp de Saint-Julien, installé dans la forêt. Ce camp se déplace d’urgence dans la forêt de Thivollet. L’opération allemande tombe dans le vide. Je quitte le village du Grand-Serre et installe mon P.C. chez le père Mathieu qui me recueille à Chaffaure. Les camps, en petits commandos légers sont éparpillés autour de ce point. Ils sont même reliés par téléphone grâce à une ligne récupérée la nuit par un de mes commandos. A titre d’exercice, un kilomètre de fil téléphonique a été pris aux Allemands, il reliait le camp de Chambarrand au village de Hauterives.
Les liaisons sont bonnes et je peux circuler à cheval sans crainte, sachant que je serai averti à l’avance de tout danger. La nuit, je vais souvent d’un camp à l’autre par la forêt. Le bruit sourd des sabots sur les sentiers du bois avertit les sentinelles. Il remplace les mots de passe.
J’ai dû abandonner les visites que je faisais en fin de journée quand j’étais installé dans la région du Grand-Serre. Parfois, je rencontrais un paysan isolé et attardé. Alors, je gagnais rapidement la forêt. Cette situation m’était arrivée plusieurs fois lorsque je galopais dans la vallée de Galaure. Il n’en faut pas plus pour que circule la légende d’un cavalier noir galopant à la nuit tombante, qui disparaît comme par enchantement dès qu’il se sent observé.
Cette rumeur s’est répandue et des cultivateurs de cette région assez éloignée, la connaissent et me la racontent. Je me permets pourtant de leur dire que ce n’est pas croyable. J’ai donc essayé de donner le change. J’empruntai le cheval du laitier. J’ai fait le trajet en plein jour, de Saint-Germain à Hauterives. Fort de cette expérience, je n’ai pas renouvelé mon équipée; en effet, le cheval habitué à faire ce trajet tous les jours en s’arrêtant à chaque ferme le temps nécessaire pour ramasser les bidons de lait, marquait le temps d’arrêt sans se soucier de son cavalier qui, lui, n’avait pas de temps à perdre.
Et puis, par prudence, il faut se cacher de plus en plus pour ne pas nuire aux habitants qui sont, généralement, très favorables à la cause de la résistance. Le moment n’est pas encore venu de mener une lutte ouverte, bien que nous devions absolument pousser l’instruction par des actions très bien préparées dans un esprit offensif. Dans ces opérations, les carabiniers font merveille; ils ont cet esprit.
Coups de main des commandos dans la région
Avec l’accord du garagiste de Hauterives, un coup de main est monté pour approvisionner le maquis en essence. Beaucoup de précautions sont prises afin d’éviter des représailles à la population du village. Tout est minutieusement préparé. Les Cuirassiers choisis sont des Alsaciens déguisés en Allemands. Ils sont entrés brutalement dans le village à la manière des Allemands pour tromper les habitants. Nos faux Allemands hurlent pour exiger la fermeture des volets des maisons. Le corps franc employant la méthode allemande, ligote le garagiste et termine rapidement sa mission. Psychologiquement, cet acte a des effets inattendus; il a une grande portée sur la population qui répète à qui veut l’entendre : “ils sont fichus, ils en sont réduits à voler de l’essence”.
Plusieurs citoyens hésitants, ont alors pris nettement position pour la Résistance.
Une seconde opération de commando est tout aussi minutieusement montée pour attaquer le camp de Chambarrand encore occupé par les Italiens. Elle est payante, fructueuse et plus facile que prévue. Dans ce camp, les Italiens ont apporté des moyens très importants en armes et munitions, mais surtout en matériel radio, dont les Cuirassiers en sont totalement dépourvus.
En Mars 1943, un renseignement nous est parvenu nous signalant qu’une voiture radio dernier modèle venait d’arriver chez les Italiens. Le commando est constitué, sa mission principale est de ramener cette voiture radio dans un de nos camps.
Cette action est plus facile que si le coup du commando devait être exécuté contre des adversaires comme les Allemands; dans ce cas, il aurait été nécessaire de supprimer silencieusement les sentinelles, alors que, contre les Italiens, il suffit de faire du bruit pour prévenir de leur arrivée et, bien sûr, de montrer que les attaquants sont décidés à briser toute résistance et la réussite est au bout de nos peines.
Le coup de main est réussi. Le commando rapporte, outre la voiture radio, but de la mission, des fusils, une dizaine de bicyclettes et du matériel divers. Comme souvenirs, certains Cuirassiers ont même emporté avec eux, quelques chapeaux ornés de la grande plume que portent les Chasseurs Alpins Italiens. Ces coups à courte portée sont excellents pour le maintien du moral des Cuirassiers. J’ai entrepris depuis longtemps le noyautage de la Garde Mobile Républicaine (G.M.R.) de Lyon. Pour ce faire, plusieurs de mes anciens sous-officiers se sont engagés dans cette unité. L’affaire a été éventée. Quelques-uns ont eu de la chance de pouvoir prendre le maquis, mais malheureusement, d’autres ont payé chèrement leur dévouement à la cause de la Résistance. Ainsi, Gobelet qui a été arrêté et déporté après avoir enduré les pires sévices à la prison de Montluc à Lyon.
L’effort de l’occupant pour réduire la force de l’ombre qui s’accroît sans cesse, se manifeste dans tous les domaines. Le filet se resserre et le 9 Octobre 1943 va saisir deux agents de liaison du 11ème Cuirassiers qui revenaient de mission de Lyon dans le car du Grand-Serre.
Leur mission consistait à aller chercher à Lyon de fausses cartes d’alimentation et des pièces d’identité en blanc. Ont-ils été vendus ? Tout porte à la croire, car l’agent de la Gestapo ayant arrêté le car a désigné : celui-ci et celui-là. L’un est mort sous la torture, l’autre, déporté à Buchenwald a eu la chance de tenir le coup et de revenir. Il a fallu qu’il ait une force de caractère peu commune. Il a enduré de terribles souffrances comme tant d’autres, hélas ! qu’il ne faut pas oublier.
La Gestapo suit alors la filière. Elle met à sac mon appartement de Lyon, se saisit de la famille Brenier au Grand-Serre, encercle le village avec quelques centaines de soldats et s’empare de 12 otages. Monsieur Brenier et son fils trouvent la mort.
Convoqué à Lyon au P.C. régional, j’apprends que ma tête est mise à prix, mort ou vif et que je suis grillé à Lyon. Je n’y crois d’ailleurs pas; si c’était vrai, pourquoi m’aurait-on convoqué à Lyon ? L’histoire a montré par la suite que j’avais raison de ne pas y croire puisque mes emplacements de camps ont été occupés par d’autres maquisards après notre départ quelques semaines plus tard.