François Huet, chef militaire du Vercors 1944
Extraits du livre de François Broche
Chef de corps du 11ème “Cuirs” (juillet-décembre 1945).
Il est alors sur le point de quitter l’état-major de la 14ème région pour une nouvelle affectation. “Comme je le faisais il y a six mois, écrit le colonel Descour dans ses notes du 21 juillet 1945, j’insiste sur la nécessité de pousser le plus rapidement possible dans son avancement le lieutenant-colonel Huet, ceci dans l’intérêt de l’Armée et de la France.”(1) Le 1er juillet 1945, François Huet est nommé lieutenant-colonel à titre définitif et reçoit le commandement du 11ème régiment de cuirassiers (2), stationné à Pithiviers (Loiret), régiment où le lieutenant Marcel Huet avait servi en 1902-1903. Après son entrée à Lyon, le 3 septembre 1944, le 11ème “Cuirs” avait suivi la 1ere armée dans les Vosges et en Alsace, où ses escadrons avaient été engagés d’abord à pied, puis en soutien de chars du régiment de fusiliers marins. Après les combats pour la défense de Strasbourg, il avait été reconstitué en régiment de chars. Embarqué précipitamment pour le front de l’Atlantique, il avait été rappelé en urgence en Alsace, Strasbourg se trouvant à nouveau sous le feu des canons allemands.
Ce même 1er juillet 1945, douze jours après la mort de sa femme, le lieutenant-colonel Huet est donc rappelé précipitamment pour prendre le commandement du 11ème Cuirassiers, alors dans une situation délicate, que seul l’ancien chef militaire du Vercors est jugé apte à redresser. Il s’emploie à rassurer les commandants d’unité et à rendre confiance aux hommes, qu’il connaît bien pour les avoir vu au Vercors. Et bientôt, grâce à sa fermeté et à son habileté à dénouer les crises, il remet en selle ce régiment, avec lequel il monte, à la tête de ses chars, à Vassieux, pour les cérémonies commémoratives des combats du maquis, le 4 août 1945. Dans un rapport sur la reconstitution du 11ème “Cuirs” , il demandera, en septembre 1946, que le nom de ” Vercors ” figure dans les plis de son drapeau: “Le 11ème Cuirassiers, rappellera-t-il alors, est le seul régiment de cavalerie qui, dans la métropole, a réussi à ne pas être dissous par l’ennemi. Le peloton Geyer(3) a toujours vécu et c’est autour de ce peloton que s’est reformé le régiment.”
Sous le commandement de François Huet, nommé colonel le 25 mars 1946, le 11ème “Cuir ” est doté de matériel moderne, et il prend de plus en plus conscience de son unité retrouvée. Le 4 septembre, il crée un service social régimentaire, qu’il confie à Mlle Lesage, assistante sociale au Vercors, blessée lors des combats de Combovin en juin 1944, qui sera assistée de trois autres résistantes(4). Leurs missions consistent essentiellement à : “1°) prendre en charge, par les moyens appropriés, les familles de cuirassiers qui en ont besoin afin que chacun, au régiment, puisse se consacrer sans arrière-pensée à sa tâche de préparation à la guerre et au service du pays sous les armes ; 2°) créer au régiment et dans les escadrons des “Foyers” où les cuirassiers puissent se tenir, se plaire, se retrouver et recevoir en dehors du service. Ces foyers doivent devenir des “centres d’escadron” “. Sous les décisions du colonel percent, de toute évidence, les préoccupations du capitaine qui avait été l’un des membres les plus dynamiques des Cercles sociaux d’officiers. Le chef de corps demandait en outre à tous les cuirassiers de “faciliter par tous les moyens la tâche des assistantes sociales du régiment, d’abord parce qu’elles sont femmes au milieu d’hommes d’armes, ensuite parce que chacun saisira l’importance exceptionnelle et le poids de la tâche qui leur est confiée “. Elles seront appelées à jouer un grand rôle dans les Maisons d’escadron que le colonel décide de créer à la fin de septembre 1945 alors que le régiment s’installe en Allemagne.
La longue note où il expose ses idées apparaît comme une sorte d’annexe au Rôle social de l’officier – Huet cite d’ailleurs, au passage, ce précepte de Lyautey : “On travaille à coups d’erreurs”. Il part d’un constat très imagé : “La vie d’un homme se compose d’heures de travail et d’heures de détente. Les heures de détente, il les passe chez lui, quand il est civil. Quand il est militaire, il sort du Quartier, se promène, va au bistrot ou au cinéma, court les filles. Cela le sort du Quartier, où l’on ne fait que du militaire, ou bien d’un cantonnement médiocre, car formé de locaux laissés pour compte par les habitants. […] Il est un fait certain, c’est que le soldat sort beaucoup pour oublier une vie à laquelle il n’est pas préparé, et qui représente pour lui un rude effort et une contrainte. Dans ces dispositions, sortant dans un pays où il est inconnu, il apparaît comme un affranchi et, dans un cas sur deux, s’avilit. On est stupéfait et attristé de penser que, faute d’organisation, de formation, de moyens, l’armée n’ait jamais réussi à y remédier. “En pays occupé, le problème se posait de manière différente : “Les bistrots sont fermés, les cinémas aussi. D’ailleurs, tout cela est allemand, comme les rues. Tout est étranger, hostile. Le soldat n’est pas chez lui. De plus, il sent profondément qu’il doit avoir une certaine rigueur de tenue et de comportement. Hors de son cantonnement, à vrai dire bien plus confortable qu’en France, il n’a pas de vraie détente. Je crois qu’en pays occupé, le terrain est très favorable pour penser le problème des institutions à fonder dans ce domaine.”
Puis il énonce son idée de base : “On ne se sent chez soi que dans un cadre et dans des activités qui vous conviennent et ne sont point imposées. Ce n’est point aux officiers à fabriquer ce cadre et ces activités, c’est aux soldats de s’en charger. Le commandement ne doit intervenir que pour leur en donner les moyens. Ainsi, dans l’armée, chacun pourrait apporter librement sa pierre. Dès lors, pourquoi ne pas créer dans chaque escadron, cellule de vie militaire, une maison, une vraie maison, où les cuirassiers sans distinction se retrouveraient sans contrainte après le travail? Je dis bien “Maison” et non “Foyer”, dont le nom évoque tant de locaux faits exprès pour le soldat, décorés, achalandés de manière médiocre. Ces “Maisons d’escadron” seraient l’œuvre des cuirassiers, et non du capitaine. Les cuirassiers choisiront les locaux, les décoreront, les meubleront, les organiseront à leur idée. […] Le capitaine et les officiers aideront en donnant les moyens. Il faut une femme. Pourquoi pas une assistante sociale qui, bien mieux que les officiers, sait ce à quoi les hommes aspirent? ”
Il définit ensuite les activités des futures Maisons d’escadron.
“Dans cette Maison, grande œuvre collective, on trouverait par exemple :
“1 ) une salle à manger. Pourquoi pas le réfectoire de l’escadron ?
“2) un bar, salle de jeu, avec tables, des fauteuils, des journaux, un ping-pong, un billard russe, des jeux cartes et de dames, des dominos… Les cuirassiers pourraient y prendre le café après le déjeuner.
“3) une bibliothèque, salle de lecture, qui serait aussi la “Salle du souvenir” de l’escadron.
“Je pense que le cadre à trouver pour installer cette Maison devrait être le plus proche possible d’un cadre normal de vie. Pas un local militaire du type Génie, mais pourquoi pas un chic bistrot du village de cantonnement? Dans cette Maison, l’escadron recevrait ses parrains(5), organiserait des conférences, des cours, des veillées, des soirées musicales et théâtrales, des séances de cinéma, des réunions pour l’emploi du Dimanche, afficherait les nouvelles des uns et des autres, les suggestions diverses, les réunions sportives, les possibilités d’excursions… Pourquoi ne pas organiser un comité pour l’organisation et l’amélioration de cette Maison, pour l’organisation des fêtes de l’escadron? […] Comme corollaire, je désire que chaque escadron ait son terrain de sport.”
Enfin, il prévient ses adjoints :
“Les capitaines commandants [d’escadron] s’inspireront de ce qui précède pour tenter immédiatement une expérience. […] Nous mettrons ensemble succès et déboires et nous trouverons ainsi une solution. Cette solution ne sera probablement pas celle du capitaine, mais celle des cuirassiers. Il est possible que les cuirassiers, avec les moyens que vous leur donnerez, montent cela sans vous. Tant mieux: les grandes choses ne sont pas le fait du chef, qui impose dans tous les domaines et passe son temps à tirer à lui, mais au contraire le fait de tous ensemble convaincus d’une grande œuvre à accomplir et à laquelle chacun apporte sa pierre, en s’engageant et en poussant en avant avec toute sa personnalité et son imagination.”
Le 8 septembre 1945, un détachement précurseur du 11ème “Cuirs” a été envoyé en Allemagne, avec la 3e division blindée ; il sera passé en revue quelques jours plus tard par le général de Monsabert(6). Le 1er octobre, le régiment tout entier se déplace à Sarrebrück; cette
fois, il sera passé en revue par le général de Gaulle, venu inspecter les garnisons de la zone d’occupation française en Allemagne. Huit jours plus tard, il fait mouvement sur Trêves, où, dès le lendemain, il participe avec tout son matériel à une prise d’armes, en présence du général de Langlade(7).
À la mi-octobre, le 11ème “Cuirs” s’installe dans ses cantonnements d’hiver, après avoir effectué de gros travaux et une révision complète du matériel. Mais le colonel apporte toute son attention à la formation des recrues et des élèves gradés. Tout en accordant une importance essentielle à la technique (“car un homme qui ne connaît pas son métier est une nullité, un régiment qui ne sait ni se servir de son matériel, ni l’entretenir, ni manœuvrer intelligemment est une monstruosité”), il appelle l’attention de ses subordonnés sur l’importance de la formation morale : “Il faut, indique-t-il à ses adjoints dans une longue “Note sur l’instruction” du 18 octobre 1945, que vous meniez votre unité dans un cadre et un climat de vie qui servira de support à la technique et l’exaltera au point qu’à la fin de chaque jour, chacun de vos hommes puisse se dire de lui-même : “Comme ce jour a vite passé ! Je l’ai bien rempli, j’ai appris quelque chose, j’ai servi à quelque chose”. “En marge d’instructions émanant de l’état-major, il a noté : “Nous n’avons rien appris. C’est encore une belle élucubration d’intellectuel, qui ne peut faire que des intellectuels. Or ce sont des hommes durs, des soldats qu’il nous faut. Il n’y a rien sur la formation physique, rien sur la formation à la virilité(8). En outre, il y a un effort dans le préambule: on y parle d’éducation, d’équipes. Mais comment faire cette éducation, ces équipes. Rien n’est indiqué, on n’en parle même plus après.”
Ainsi, les idées qu’il a toujours défendues depuis les “Cercles sociaux” continuent de lui demeurer chères; devenu patron de régiment, il entend bien les mettre en œuvre. Dans sa Note du 18 octobre, il énumère et développe les trois principes fondamentaux de son action : “la vie doit être dure, c’est-à-dire virile”, “la vie doit être belle”, “le chef fait partie de la communauté dont il est la tête”. Le chef du 11ème “Cuirs” fait preuve d’une extraordinaire minutie dans l’organisation de la vie de son unité : les activités physiques, qui “doivent être menées rondement”, la façon de s’adresser aux hommes (“Parlez-leur énergiquement, hautement, recommande-t-il à ses adjoints, non pas seulement pour apprendre ou pour réprimer, mais pour grandir, durcir et exalter”), l’embellissement du cadre de vie, l’organisation de l’émulation… Pour conclure : “Sans souffle, sans vie pour animer une chose, on ne fait rien, surtout à notre époque, dans le domaine de l’instruction militaire. […] L’initiation au métier des armes est un moyen admirable d’éducation, de formation des hommes. C’en est aussi l’ultime moyen.”(1)
Tout l’automne, directives et notes se succèdent. L’activité du régiment est tout entière tournée vers la formation et l’instruction, rendues nécessaires par de nombreuses démobilisations(9). De temps en temps, il prend part à des cérémonies, à des revues – rarement à des opérations de police, comme celle qui a lieu au début de décembre dans le Hochwald. Le 2 novembre, François Huet assiste à un service solennel pour les morts de la guerre célébré à l’église de Zemmer, au cours duquel Dom Guétet (l’ancien commandant Lemoine, adjoint de Descour au Vercors) prononce une homélie. Le 11 novembre, une délégation du 11ème “Cuirs” est envoyée au Mont-Valérien(10), où est transférée la dépouille du sergent Raymond Anne (Filochard). Durant toutes les années d’après-guerre, François Huet s’efforcera de ne manquer aucune commémoration de la résistance d’un maquis dont il avait été le chef et l’âme, et qui restait comme un des moments les plus chargés de sens de l’histoire française, ce qui ne l’empêche nullement de mettre à profit sa bonne connaissance de la langue allemande et sa grande ouverture intellectuelle pour nouer de l’autre côté du Rhin de solides relations avec de nombreux responsables civils et militaires, soucieux comme lui d’œuvrer à la réconciliation entre les deux pays.
Le 17 décembre 1945, François Huet passe le commandement du régiment au lieutenant-colonel Madelin, un ancien de la Grande Guerre. Dans son dernier ordre du jour, il rappelle à ses hommes qu’ils appartiennent au “plus beau régiment de cavalerie de l’armée française”, qui a versé son sang sur quelques-uns des plus glorieux champs de bataille d’Europe : Hohenlinden, Austerlitz, Eckmühl, la Moskova, l’Argonne, dont les noms s’inscrivent sur la soie de l’étendard du 11ème “Cuirs”, en attendant que soient inscrits ceux du Vercors, des Vosges et de l’Alsace. Les notes que lui attribue, le 3 janvier 1946, le colonel Le Merre, commandant le Groupement tactique n° 8, vantent son intelligence, son ardeur, son enthousiasme: “Tempérament d’apôtre, d’une grande élégance morale et physique, le lieutenant-colonel Huet a pris le commandement du 11ème Cuirassiers – issu des FFI du Vercors – dans des conditions difficiles et il a parfaitement réussi à rétablir une situation délicate, grâce à son rayonnement, à son sens psychologique averti, à sa connaissance et à son amour de la troupe.” Mais Le Merre allait encore plus loin dans l’analyse de la psychologie de cet officier d’exception : “Convaincu de la nécessité d’une interpénétration “Armée-Nation”, a réalisé le parrainage de ses différents escadrons par des usines ou des collectivités rurales, expérience actuellement en cours. Forte personnalité, aux réactions parfois très vives, mais toujours inspirées par l’amour passionné du Pays – et à qui on ne peut faire grief d’un certain esprit d’indépendance en raison des résultats obtenus dans les branches qui le passionnent.”
(1) Papiers François Huet, archives familiales.
(2) L’une des figures les plus marquantes du 11ème “Cuirs” avait été le sergent Guy de Larigaudie, tué le 11 mai 1940, lors des combats de Musson, à la frontière belgo-luxembourgeoise. Ce jeune chef de troupe scoute de 32 ans était l’auteur de plusieurs récits d’aventures qui avaient passionné le lieutenant Huet: Vingt scouts autour du monde (1934) et Par trois routes américaines (1936). Après sa mort avaient paru La Légende du ski (1943), La Route aux aventures (1945) et un recueil de pensées mystiques, Etoile au grand large.
(3) A la fin de novembre 1942, les Allemands avaient fait irruption dans le quartier du régiment à Lyon, mettant à la porte les hommes et retenant les officiers. Le lieutenant Narcisse Geyer (Thivollet) était de service; aidé de plusieurs officiers, il était parvenu à sortir du quartier et à mettre à l’abri l’étendard du régiment. Durant toute l’année 1943, il avait, avec les quelque 60 hommes de son peloton, mené une vie errante dans la région, en échappant à plusieurs reprises aux poursuites de l’ennemi. En novembre 1943, le colonel Descour, alors chef de l’Armée Secrète pour la région lyonnaise, lui avait donné l’ordre de rejoindre le Vercors.
(4) Parmi elles Mlle Jacquier Roux, dite Marie-Jeanne, héroïne du Vercors qui avait été faite chevalier de la Légion d’honneur par le général de Gaulle à Lyon, en septembre 1944.
(5) L’une des grandes idées du colonel Huet était de faire parrainer ses hommes par des ouvriers et des paysans.
(6) Ancien chef de la 3e DIA (la fameuse “division de Constantine”), Joseph de Goislard de Monsabert (1887-1981) s’était illustré en Tunisie, et surtout en Italie, à la tête des tirailleurs algériens et tunisiens, lors des combats du Belvédère et de l’Abate et sur le Garigliano. En Provence, il avait joué un grand rôle dans la libération de Toulon et de Marseille. Il avait été nommé chef du 2e corps d’armée de l’armée de Lattre. En 1945, il était l’adjoint de Kœnig, commandant supérieur des troupes françaises d’occupation en Allemagne.
(7) Le général Paul de Langlade avait commandé un groupement tactique de la division Leclerc.
(8) Le mot est souligné deux fois d’un vigoureux trait de plume par François Huet.
(9) Pour le seul mois de novembre, plus de 200 gradés et cuirassiers seront démobilisés.
(10) Dans la crypte du Mont-Valérien, où furent fusillés plusieurs milliers de résistants et d’otages, reposent quinze combattants représentant toutes les composantes des forces qui ont lutté contre l’occupant : “Le transfert des restes du maquisard Raymond Anne au mémorial du Mont-Valérien symbolise l’intégration du Vercors dans le patrimoine national.” (Gilles Vergnon, op. cit., p. 132.)