Récit du Lieutenant Bertrand MOREL JOURNEL
A la demande de quelques Anciens, j’entreprends la relation de mes souvenirs de chef du 2ème peloton du 11ème Régiment de Cuirassiers pendant cette campagne qui faisait suite, pour moi, à la période de Résistance et du Vercors.
Ce n’est pas une mince affaire après 45 ans, j’ai heureusement retrouvé les lettres envoyées à mes parents, mais les dates sont souvent imprécises et les lieux -à cause de la censure- quelque peu aléatoires. En fait il s’agit plutôt d’une succession de flashs sur les moments forts de cette période qui sont restés gravés dans ma mémoire comme aux premiers jours.
A Lyon
En commençant, revenons sur notre entrée à Lyon; entrée sans combats, les Allemands étant partis la veille, presqu’une débandade avec sur leurs talons les éléments de pointe de la D.F.L. et de la 1ere D.B.. L’enthousiasme délirant de la foule à notre arrivée est un souvenir que je ne suis pas près d’oublier. Cette foule, toute à la joie de sa libération après quatre ans d’occupation, prenait d’assaut nos vieux camions gazogènes. On se jetait sur nous, on nous embrassait, on chantait, on riait, on nous jetait des fleurs, on nous offrait du vin, des gâteaux. Il faut avoir vécu une fois dans sa vie cette atmosphère indescriptible. C’est donc tout doucement que nous arrivons enfin, tout bariolés de rouge à lèvres, dans ce vieux quartier de la PART-DIEU, cantonnement traditionnel des Régiments de Cavalerie à Lyon et du 11ème Cuirs avant 1942. Je repère dans la foule un ami d’enfance et l’envoie dare-dare, à bicyclette, prévenir la famille que je suis à Lyon et… encore de ce monde.
Notre séjour à Lyon est bref, le temps de récolter de nouveaux engagés, le temps de défiler jusqu’à la place Bellecour devant le Général Descour notre chef dans le Vercors et qui venait d’être nommé Gouverneur de Lyon (Descour était chef d’Escadron au 11ème Cuirs avant 1942). Je revois encore le 2ème Escadron, en chemisette et short trouvés à Romans, marchant au pas derrière notre capitaine JURY qui, en vrai cavalier, n’était pas un expert des marches à pied et changeait souvent de pieds, ce qui obligeait les pelotons à en faire autant (du vrai Laurel et Hardy ! ) . Donc, après une journée à Ecully, à retrouver la famille et mon Beau Frère, officier d’active et commandant l’artillerie de la 1ère Armée, nous recevons l’ordre de rejoindre la 1 ère Armée.
Vers le Front
Nous voilà donc de nouveau dans nos gazogènes bringuebalants et quelques VL “réquisitionnés” à des amis Lyonnais. Par Bourg, Lons-le-Saulnier, nous arrivons jusqu’aux contreforts vosgiens. Nous sommes habillés d’un seul battle dress US, mais moi, je garde le blouson fourré du pilote de B17 abattu au-dessus de Valence, et qui, avec cinq ou six de son équipage, nous a aidés à prendre Romans. Très vite le commandement, qui manque d’effectif en début d’hiver où les noirs ont dû être retirés du front, engage notre Escadron comme fantassin pour tenir des secteurs montagnards.
Perdus entre les lignes.
Je me souviens d’une équipée pour monter en ligne. Nous sommes guidés par un commandant FTP soit disant du pays. Après des heures de marche en file indienne, en montant, puis en redescendant, nous dépassons une crête et nous nous faisons tirer par l’ennemi. Nous sommes tout à fait perdus. Je suis en serre file, la nuit tombe vite en octobre. Le capitaine fait passer “La boussole du lieutenant Bertie en tête” (Bertie, c’est mon petit nom devenu mon pseudo de maquisard). Je confie mon instrument personnel, le seul de l’Escadron, au gars devant moi. De mains en mains, elle arrive au Capitaine qui prend le bon cap et nous ramène dans nos lignes.
Prestige du Capitaine.
Une autre fois, après des jours en ligne dans le froid de ce début Novembre, tantôt dans la boue, tantôt dans la neige, nous sommes enfin relevés et redescendons dans un de ces villages où la richesse des fermes se mesure à l’importance du tas de fumier. Arrivés fourbus à la nuit tombée, nous sommes tous affalés à même le sol. Arrive un motard du PC avec un pli pour le Capitaine. Après l’avoir lu : Réunion des chefs de peloton. Ordre de remonter en ligne demain à 5 heures du matin! La nouvelle filtre vite, nous sommes furieux; les patrons sont fous, ce n’est pas parce que nous sommes les meilleurs (sic) qu’il faut n’utiliser que nous, etc etc… Après quelques minutes de réflexion, le Capitaine réunit l’Escadron et dit simplement “Nous sommes tous crevés. Dans quelques heures, je ne repartirai qu’avec des volontaires, les autres se reposeront ici “. Nous sommes un peu inquiets, quand à 4 h 45, dans la nuit noire, on fait l’appel de l’Escadron, par pelotons. Chaque chef de peloton rend compte au Capitaine. PERSONNE NE MANQUE. Escadron au complet. Je regarde le Capitaine : Ses yeux brillent.
Couvertures
Devant notre manque d’équipement avec ce froid, nous décidons de nous débrouiller seuls. Nous avons déjà une jeep “empruntée” à des Américains en goguette dans un bar et immédiatement baptisée Sainte-Nitouche par son chauffeur Robert Labourie dit “Pinch”, parti en 1943 dans le Vercors à l’âge de 15 ans 1/2. Nous avons, le Lieutenant Audras et moi, des amis fabricants de couvertures dans la région de Thizy. Avec un bon chauffeur et deux Cuirassiers je prends la route…A un arrêt pour reposer le chauffeur, je prends le volant et embarque en stop une dizaine de passagers civils. Cent Kilomètres plus tard, arrêt pipi. Tous mes civils se jettent hors du camion, tout pâles. Dans mon inconscience de chauffeur de camion néophyte, à chaque dépassement, je me rabattais trop vite et frôlais – parait-il – le véhicule dépassé. Malgré le manque total de transports, mes passagers préférèrent la marche à pied… Cependant, trois jours après, avec notre chauffeur professionnel, nous revenons avec des centaines de couvertures qui, roulées, font partie du paquetage indispensable par ces nuits glacées de l’hiver 44/45.
L’Adjudant
L’Escadron se renforce par de nouveaux engagés amenés par notre antenne Lyonnaise animée par Guy Aguettant qui, avec ses huit enfants, fait la navette entre Lyon et nos cantonnements. Son ami François Herrenschmidt, un Strasbourgeois, réfugié à Lyon, reste avec nous. De Maréchal des Logis d’Artillerie, il devient Adjudant d’Escadron de Cavalerie . Architecte (après la Libération, Urbaniste de Strasbourg), il a l’habitude des administrations et résout tous les problèmes de paperasses qui ne sont pas le fort du Capitaine. Petit à petit, harcelant l’Intendance de la 1ère Armée, notre équipement s’améliore. Il affecte les nouveaux engagés par affinités; les petits bourgeois (soit disant) au 1 er peloton, les Scouts Protestants au 2ème, les Drômois au 3ème, les anciens milices patriotiques de Saint-Fons d’origine Espagnole ou Italienne au GM (groupement de mitrailleuses…. sans mitrailleuse). Malgré ces disparités, tout le monde s’entend bien avec l'”esprit” 2ème Escadron et très vite l'”esprit Cavalier”.
L’Encadrement
Les Pelotons sont commandés, le 1er par le Lieutenant Hubert Audras, mon camarade de promotion à Saumur dans la “promotion des Cadets” en 1940, le 2ème par moi, le 3ème par le Sous-lieutenant Charvier (nom de maquis de Marc COQUELIN) un maquisard du C15 du Vercors, ancien militant de la jeunesse Etudiante Chrétienne, filleul de Marc SANGNIER, adoré de ses hommes tant son charme est attachant. Le GM est affecté à l’Adjudant LABORDE au verbe imposant et rocailleux et qui, ancien sous-officier, sait commander ses garçons pas toujours faciles. Quant aux sous-officiers, se sont presque tous d’anciens maquisards. Par exemple au Peloton, les troupes sont commandées par CALVA (un Normand de Colleville), sec, dur, mauvais caractère, mais un lanceur de grenades expérimenté; PEKIN, natif de Die, petit, dévoué, discipliné, efficace; OFI, un Parisien bavard, enthousiaste, un brin antimilitariste (ce qui ne l’empêche pas, après la guerre, de devenir porte fanion de l’Amicale des Anciens !).Le dernier groupe est pour Jean KIRCHNER, un jeune engagé, Lorrain intelligent et consciencieux (le seul encore en vie en 1990)
Nos filles
Nos pertes, blessés ou malades sont vite comblées par les nouveaux engagés formés (si l’on peut dire) sur le tas. Depuis Romans, nous avons deux filles avec nous encore quelques semaines tant que l’administration militaire ne nous aura pas repris en main. Simone LAPONGE.est une infirmière aussi sérieuse que compétente. Andrée SECHEDY est une secrétaire parfois un peu fantaisiste, mais tenue en main avec une poigne de fer par l’Adjudant qu’elle appelle toujours “Monsieur HERRENSCHMIDT”.
Guerre de biffin
Cette guerre de “biffin” est dure pour le moral et le physique de nos très jeunes combattants (16 à 19 ans). Les séjours en ligne sont presque incessants avec toujours de la boue ou cette neige et un équipement encore très insuffisant. Heureusement une de nos amie Lyonnaise devient la marraine du 2ème Escadron et nous envoie : Chandails, passe-montagne, tricots,… Cependant c’est dur de coucher dehors par moins vingt degrés avec le “lion” nous arrosant toutes les nuits (le lion, canon multitubes copiés par les Allemands sur les Russes). Le PC du Régiment, on ne le voit jamais. Seuls les trois premiers Escadrons : BOURGEOIS (1er), JURY (2ème) et BOUCHIER (3ème) tiennent le coup, mais chez les autres (il y en a jusqu’à dix) c’est la débandade. Personne n’a encore signé d’engagement. On rentre chez soi ou on rejoint les unités de l’Armée d’Afrique, dont le matériel et l’équipement nous font rêver.
Patrouille dans le brouillard
Un jour, postés dans un bois sans savoir où est exactement l’ennemi, le Capitaine me demande une reconnaissance avec des volontaires. Je pars dans le no man’s land avec une dizaine de garçons. Le brouillard, un brouillard à couper au couteau se lève. Nous croisons sans les voir mais en les entendant, une patrouille Allemande. Nous sommes totalement perdus jusqu’au moment où nous nous faisons tirer dessus par l’Escadron. Je revois encore le tireur au FM, Jean DIODALOVI dit Doudou, tenant son arme sous le bras comme une mitraillette, avec son air farouche.
L’Offensive
Enfin Dieu soit enfin loué, à la mi-novembre, le commandement décide d’en finir avec cette guerre de position idiote et c’est la reprise de l’offensive. Le 2ème Escadron est affecté en bloc au 1er Escadron de Fusiliers Marins de la 1ère DFL. C’est l’Escadron de chars légers commandés par le lieutenant de vaisseau Roger BARBEROT. Il est déjà célèbre dans la Division. Il a sauté dans la mer pour échapper d’un croiseur immobilisé à Alexandrie. Après Bir Hakeim, sa campagne d’Italie a été glorieuse tant par ses faits d’arme que par ses enlèvements de princesses Italienne. Parmi les officiers et les simples matelots beaucoup d’anciens Free French qui cultivent une originalité de bon aloi et additionnent des campagnes toutes plus percutantes les unes que les autres.
C’est ainsi qu’un beau matin, avant l’aube, nous sommes rassemblés dans un bois. Le barrage d’artillerie a tonné toute la nuit. L’aumônier de la Division dit une messe très émouvante. Nous grimpons ensuite sur la plage arrière des chars. Nous serons soutien porté. Ce n’est pas encore la cavalerie blindée, c’est déjà l’infanterie portée…
La guerre, la vraie guerre de cavaliers
Mon peloton est en pointe, les chars dévalent la descente à travers les fusants qui giclent dans les arbres. Plein pot, nous débouchons dans la plaine sur un hameau. Nous sautons des chars, balançons des grenades OF sur les maisons en rugissant tels des sioux déchaînés .Tout se passe bien, les Allemands, pour la plupart, viennent de partir, abandonnant leur matériel et laissant les couloirs déminés en place avec les écriteaux “ashtung minen”. Les chars suivent à l’intérieur des traces et…ne sautent pas. Quelques ennemis lèvent les bras, on les renvoie à l’arrière sans plus s’occuper d’eux. Le Lieutenant de vaisseaux BARBEROT arrive en battle dress sans arme. “Vite, vite, continuez…” Et la galopade reprend. Le soir, tous les soirs, on s’arrête pour dormir dans de vrais lits, accueillis à bras ouverts par les gens que nous délivrons. Pendant ce temps, la piétaille creuse des trous à l’extérieur pour protéger nos points d’appui bien en flèches. Le lendemain matin, le train blindé repart. A grands coups de sirènes, en tirant de toutes les armes des chars on pénètre dans les villages. Les engins à peine ralentis, nous sautons, grenadons à qui mieux mieux, le plus souvent les Allemands hébétés, surpris, terrorisés, lèvent les mains. Mais, quand ça résiste trop et que les panzerfaust ou des perforants font brûler le char de pointe, alors on fixe avec deux chars embossés et le reste déborde souvent par des chemins de terre qui paraissent impraticables, mais on finit par passer et attaquer l’ennemi par derrière, qui, affolé, se rend. Parfois, alors qu’on vient à peine de s’arrêter, une jeep nous dépasse, revient vers nous et….le Général Diego BROSSET qui commande la Division, nous interpelle, “Alors, on fait grève, bande de froussards”. Alors on redémarre, le moyen de faire autrement ! On tire partout et le plus souvent ça passe. Bien sûr, on casse du matériel, on déchenille dans la boue, le char de pointe est en feu, allumé, mais le 2ème dépasse en trombe et ça suit. Bien sûr, parfois cela n’est pas aussi facile. Le 21 Novembre 1944, devant GIROMAGNY, un 88 qui flanque la route, fait brûler le char de pointe et tue, chez nous, le Capitaine Aumônier CHEVALLARD passionné par cette guerre et qui ne nous quitte pas. Le Sous-lieutenant CHARVIER est décapité par un obus en pleine tête, un de mes Brigadier est grièvement blessé. C’est à nous de jouer. Par des chemins de terre entourés d’épaisses haies, nous dépassons l’emplacement du canon. Les servants ne nous voient pas. Des rafales de Sten les envoient au Paradis des Combattants. Quelques jours plus tard, le 25 Novembre, nous sommes arrêtés par de nombreux Allemands bien enterrés et bien armés . En essayant de progresser devant les chars, le Maréchal des Logis THIEDLLE dit “36” est tué ainsi que son tireur FM, CALENDRY .Luc DEVILLON et deux autres de mon peloton sont blessés en essayant d’aller rechercher leurs corps. A l’abri (précaire) derrière un char, je rampe jusqu’à eux, mais le feu ennemi redouble, mon cher blouson est percé de balles et le pauvre DEVILLON est tué par une nouvelle balle. Les Allemands nous tirent presque à bout portant. Il faut que l’artillerie, alertée, se déchaîne pour pouvoir ramener tous ces tués. C’est la catastrophe ! Dans un de mes groupes, il ne reste qu’un garçon GATIGNOL qui, à 18 ans, est effondré. Je me l’attache comme agent de liaison. La fin de ce mois est fertile en tragédies. Le Général BROSSET se tue en jeep, notre Capitaine est grièvement blessé, ainsi que le Lieutenant AUDRAS. En dépit de tout, l’avance continue, on débouche en Alsace. C’est vraiment une guerre de Cavalerie, cela nous fait oublier 1940 et une bataille perdue… Nous sommes presque grisés.
Massevaux
Un matin, le groupement est arrêté par du très dur devant Massevaux. La 5ème DB, tout juste débarquée, se rassemble chars contre chars….Les artilleurs Allemands s’en donnent à coeur joie. Un Aspirant des Fussiliers Marins, un peu fou et qui a carburé au whisky, monte dans un char pour aller chercher au premier village en arrière, une boite d’allumettes. Il se trompe de direction et va vers un village ennemi. Il se fait canarder, mais fonce en appuyant sur sa sirène. Il est au milieu du village, il tire tant qu’il peut avec la mitrailleuse du capot. Il est dégrisé et hurle dans la radio. Cinq minutes après , qui lui paraissent un siècle, les quatre autres chars du Peloton le délivrent et font prisonniers, avec nos Cuirassiers, les Allemands qui n’en reviennent pas.
Massevaux est finalement pris, mais un commando de jeunes futurs cyrards se fait étriller alors qu’ils progressent en file indienne trop rapprochés les uns des autres. Le peloton pénètre dans la ville. Par acquis de conscience nous fouillons, quand tout est fini, les caves que nous venons de dépasser. Dans l’une, une cinquantaine d’Allemands lèvent les mains. Ils n’ont pas osé tirer, alors qu’ils auraient pu nous chatouiller avec le canon de leurs armes pendant notre progression devant les soupiraux de ces caves. Du coup, je m’affecte une mitraillette MP 44 en excellent état avec beaucoup de munitions. Je l’ai encore !
Malheureusement un Aspirant que le PC vient d’affecter au Peloton et que j’avais laissé en arrière, se croit obligé d’emmener voir Massevaux à un engagé de la veille et ce dernier est tué bêtement en arrivant dans les faubourgs de Massevaux. C’est vraiment trop idiot et je renvoie au PC cet Aspirant trop entreprenant et désobéissant.
Réorganisation de l’Escadron
Fin novembre, la porte de l’Alsace est ouverte. Nous sommes au repos pour quelques jours tandis que la 1ère DB et la 5ème foncent sur le Rhin, sur Strasbourg et Mulhouse. Le 2ème Escadron est proposé pour une citation qui est, encore à ce jour, dans les cartons. Les Fusiliers Marins qui nous ont vu à l’oeuvre sont très impressionnés, mais nos pertes sont lourdes. Le Capitaine LALLEMAND est envoyé par le Colonel pour remplacer notre Capitaine. Le Sous-Lieutenant COZON, qui fit parti de notre vieille équipe du Vercors, remplace CHARVIER. Au 1er Peloton, Hubert AUDRAS a, lui aussi été blessé et est remplacé. Au GM, le Lieutenant CHATILLON de la même promotion que JURY à Saumur, prend en charge ce Peloton et y réussi très bien. Je reste le seul des anciens, mais par lettre et régulièrement le Capitaine me transmet ses consignes et ses encouragements.
Poches de l’Atlantique. Retour en Alsace.
Début décembre, avec la Division, nous partons en train pour réduire les poches de l’Atlantique, ce qui nous permet de goûter au Pineau des Charente. Mais les poches se réduiront sans nous; c’est la contre attaque Allemande sur Strasbourg . La Division est rappelée en Alsace. La nouvelle année 1945 nous voit, à peine débarqués d’interminables heures de train, en position le long de l’Ill à Benfeld. De nouveau c’est un travail de fantassins, il faut creuser des trous. La “nuit de Benfeld” telle nous l’appellerons. On s’attend à l’attaque des blindés Allemands dont on entend les vrombissements à quelques centaines de mètres de l’autre côté de l’Ill. Les BM de la Division entre l’Ill et le Rhin ont été attaqués et sont submergés. Les Alsaciens affolés, craignent que nous ne les abandonnions une nouvelle fois aux terribles représailles teutonnes. Toute la nuit je patrouille le long de mes postes sous un violent bombardement. Les Tigres rugissent toujours. La nuit est interminable et nous sommes bien peu. L’aube enfin arrive et nous sommes relevés par une compagnie de la Légion, alors que l’on voit à l’oeil nu les chars Allemands peints en blanc avec leurs fantassins revêtus de survêtements blancs. C’est une Division tout juste arrivée de Norvège.
Hüttenheim
On nous envoie à quelques kilomètres, à Hüttenhein, où l’Escadron prend position dans l’immense usine Kiihlman. Pour mon Peloton, toujours individualiste, je réclame, en pointe du dispositif, la maison de l’éclusier en bordure de la rivière. Devant nous, un no man’s land, puis des bois. A intervalles réguliers, des chars viennent en lisière nous envoyer des salves d’obus. Le fil de la liaison téléphonique est sans cesse coupé. Mon agent de liaison, presque toutes les heures, de jour comme de nuit, part faire des épissures sous une grêle de coups de tous calibres. Par miracle, il n’est pas touché et il y gagne une belle citation bien méritée. Ce qui devait arriver, arrive. Un obus tombe en plein sur notre petite maison. Enorme nuage de poussière. Des cris. PARE CHOC, un robuste Normand de l’équipe de Colleville a la jambe arrachée, mais, au début, il ne sent rien et s’étonne de voir sa jambe du “mauvais côté”. Son transport sur une civière improvisée par nos propres moyens (le téléphone est encore coupé !), n’est pas chose aisée. Deux autres sont légèrement blessés et refusent l’évacuation, mais nous sommes tous fortement commotionnés et il est heureux que les Allemands n’aient pas attaqué. Prévenus par liaison, ce sont au contraire tout un BM qui se replie devant notre poste. Hâves, en guenilles, couverts de pansements, crevés, ils passent devant nous et cela ne remonte pas le moral, d’autant plus que nous avons un tiers de nouveaux, non formés militairement; des Viennois, heureusement conduits par un Maréchal des Logis Corse qui est pour moi un second sur lequel on peut compter. Après quelques jours, nouvelle relève par dix légionnaires seulement pour le peloton. Après leur avoir passé les consignes, je leur souhaite bien du plaisir…
Sélestat
Nous prenons position cette fois dans un faubourg de Sélestat dans de charmantes maisons. Seules ont été évacuées celles où nous prenons position devant les lignes ennemies. Les Alsaciennes ont le sang chaud et le repos de nos Cuirassiers n’est pas toujours un vrai repos. Mais l’attaque, puis la résistance Allemande faiblissent. Fin janvier, c’est la contre attaque. La Division est appuyée par une DB US. Auparavant nos patrouilles de reconnaissance étaient tombées sur du vide. Nous avons même la joie d’aller tremper nos pieds dans le Rhin. Les Allemands sont chez eux et ont repassé le fleuve. Impossible de décrire nos sentiments…
C’est la fin de nos combats. La DFL part en février sur le front des Alpes. Les Fusiliers Marins essayent de nous racoler. BARBEROT me promet un peloton de chars, mais je ne veux pas quitter mes Cuirassiers, ni l’Escadron maintenant que l’on nous promet dés chars pour très bientôt.
Après quelques semaines près de Besançon dans le Centre d’Instruction de l’Arme Blindée (sans blindés !) nous sommes envoyés début février 1945 à Pithiviers. Un nouveau Colonel, D’ELISSAGARAY prend le commandement du Régiment avec le Commandant THIVOLLET comme adjoint, ce qui pose pour le moins des problèmes. Notre cher JURY nous a rejoints avec AUDRAS. La joie de tous est émouvante. Je pars pour quinze jours en stage à Saumur, dans cette vieille école que je n’ai pas revue depuis 1940. En avril, nous touchons des Crusader Anglais qui ont fait la campagne de Libye, mais, qu’importe, l’instruction au camp de Cercotte est intensive. Il faut former tout le personnel. Nous baptisons nos chars du nom de nos tués. Le 14 juillet 1945, nous partons pour le Vercors, après avoir défilé à Lyon, rue de la République. Quels retours ! La montée dans les Grands Goulets avec des chauffeurs néophytes m’inquiète bien, mais finalement, dans l’ensemble, tout se passe bien et le défilé dans la plaine de Vassieux, restera dans la mémoire de tous.
Auparavant, j’ai eu l’honneur d’être le porte-étendard du Régiment pour le défilé de la Victoire. C’est là aussi très émouvant, mais à pied de la porte Maillot à la Seine par les Champs Elysées, c’est long et lourd….
Ce sera ensuite la mort accidentelle de notre cher Capitaine, juste avant le départ en Allemagne, en occupation, près de Trêves sous le commandement du Colonel HUET, notre ancien commandant militaire du Vercors.
Mais, au bout de quelques mois, c’est la dispersion avec la démobilisation des “Engagés pour la durée de la guerre”. Quant à l’occupation d’ex-maquisards, cela n’est pas banal, mais tout ça est une autre Histoire…
B. MOREL JOURNEL
CONCLUSIONS
Il peut paraître bien présomptueux à un simple chef de peloton de tirer des conclusions militaires de sa campagne de France 1944/1945.
Cependant, après y avoir beaucoup réfléchi, je ne crois pas me tromper en tirant les enseignements suivants :
Plus particulièrement dans une guerre de mouvement;
Il faut être jeune et même quelque peu inconscient. Les hommes de troupe doivent avoir de 16 à 25 ans, les cadres subalternes 25 à 30 ans… et si possible célibataires.
Il faut être volontaire pour avoir l’allant nécessaire.
Il faut foncer. Certes on “casse ” du matériel, mais finalement on économise le personnel. L’ennemi est décontenancé, on arrive tels la foudre là où il ne vous attend pas. Le moral est atteint (cf. les Stukas de 40, la percée Allemande des blindés en 40 et nos offensives en 44 sur Paris et l’Alsace.)
Dans toutes les formes de guerre;
Il faut que tous et spécialement les cadres soient imaginatifs à tous les échelons. Dans l’offensive si on tombe sur du dur, il faut immédiatement déborder coûte que coûte. L’expérience prouve que même sur des chemins impossibles, même dans les bois, on peut, avec des pilotes expérimentés, faire passer des blindés.
Pour nous, on m’avait dit que l’officier devait entraîner ses hommes; le plus beau compliment que je puisse faire à mes Cuirassiers, c’est que, durant toute la campagne, j’ai passé mon temps à leur dire d’être prudents, d’aller doucement et surtout d’avoir tous ses sens en éveil.
B. MOREL JOURNEL
1990